On avait toujours voulu changer le monde, elle et moi. Surtout elle.
Pour faire face à la surpopulation, un système avait été mis en place. Il n’était plus question de perdre de l’espace inutilement. Adieu les maisons avec jardin, les habitations excentriques et les villas secondaires. Le monde vivait à présent dans des logements blancs et aseptisés, décorés de manière minimale et pratique. On nous assignait un colocataire qui changeait tous les trois ans. Quelques plantes étaient dispersées pour créer l’illusion d’un chez-soi. Tous les sept jours, chaque habitant recevait la visite d’un agent du Conseil qui s’assurait du bon fonctionnement de la société. Le fonctionnaire récupérait au passage la synthèse des observations de la semaine.
Afin d’optimiser l’évolution de la planète et la survie de l’espèce humaine, l’ensemble de la population avait un rôle à jouer. Je faisais partie d’une caste haut gradée : les Intellectuels.
Adélaïde et moi avions le même rôle. Nous devions imaginer chaque semaine une nouvelle invention pour favoriser le vivre-ensemble. C’était un travail éreintant. Notre fonction ne nous laissait pas le temps de sortir et nous passions l’essentiel de nos journées dans notre appartement du dix-septième étage. Si, au départ, sa présence m’avait incommodée, Adélaïde était aujourd’hui ma confidente. Elle était ma première colocataire, car le système se mettait en place à nos dix-neuf ans.
Même si ses cheveux blonds et ses yeux bruns nous donnaient un air de jumelles, nos caractères étaient opposés. Je me considérais comme calme et sage. J’étais loin d’avoir le tempérament des chefs et je me plaisais dans le rôle qu’on m’avait assigné. Je n’étais pas une battante et cela ne m’avait jamais dérangée.
Adelaïde, elle, semblait révoltée à toute heure de la journée. Elle rêvait d’un autre monde et n’hésitait pas à le crier haut et fort. Au mépris des regards et des réprimandes, elle s’exprimait sans filtre.
Dans un peu moins de trois jours, la tournante aurait lieu. Et nous devrions nous séparer.
Six heures trente précises. Je me lève avec la facilité de l’habitude et me dirige vers la salle de bains. Ma routine est efficace : je m’habille en quelques minutes d’une tenue noire et classique. À six heures quarante, je fais mon entrée dans la cuisine où Adelaïde m’attend, une tasse de café à la main. Je m’assieds sans un mot et me prépare une tartine.
Membres de la classe sociale la plus haute avant les dirigeants, nous avons encore le droit à de vrais aliments. Le reste de la population se contente de pilules nutritives. Elle ne peut pas se plaindre de ce fonctionnement, car c’est tout ce qu’elle a connu. Les anciens, comme nous les surnommons, ont été remerciés pour leurs services à la patrie et exécutés sans cérémonie. À partir de soixante-cinq ans, les scientifiques ont en effet remarqué une forte baisse de l’imagination et une hausse de la résignation. Notre monde n’avait pas de place pour ce genre de mentalité. Entretenir une moyenne d’âge basse permettait par ailleurs au Conseil de limiter d’éventuelles rébellions.
– Hel’ ?
Je sors de mes pensées en entendant mon prénom.
– Oui ?
– Ça te dirait de sortir ? Ça fait un mois qu’on est enfermées ici. Je n’en peux plus.
– Je ne sais pas trop, Adelaïde. On sort bien plus souvent que le reste des Intellectuels. Nos sorties sont censées rester exceptionnelles.
– Selon qui, Hel’ ? Qui nous interdit de sortir quand bon nous semble ?
– Personne, Ad’, personne. Mais tout le monde le fait… Et je n’ai pas envie d’être remarquée.
– Allez, Hel’ ! Rien qu’une petite balade près du parc. On peut même mettre des capuches si tu veux ! Juste quinze petites minutes loin de ce maudit appartement.
– Bon, mais promets-moi de ne rien faire ou dire qui pourrait attirer l’attention sur nous…
– Promis ! T’es la meilleure.
Elle m’embrasse sur la joue avec un grand sourire et court s’habiller de peur que je ne change d’avis. Je finis mon verre d’eau et me lève en soupirant. Je ne résiste jamais à ses enthousiasmes, mais affronter l’extérieur me semble presque insurmontable. J’enfile un sweat à capuche au-dessus de mon débardeur et enfile mes baskets. Je les ai si peu mises qu’elles semblent neuves alors que je les ai reçues au début de ma colocation. Je ne suis pas accro au sport, contrairement à Adelaïde. Plus matinale que moi, elle se lève aux aurores pour faire un tour dans la salle de sport à notre disposition.
– Hel’ ! Dépêche !
– J’arrive !
Je sors de ma chambre et rejoins Adelaïde. Je lui rends son sourire et la suis dans l’ascenseur. Personne ne nous rejoint tout au long de la longue descente. Il n’y a que des Intellectuels ici et personne n’est assez téméraire pour braver l’ordre implicite. Une voix annonce le rez-de-chaussée et les portes s’ouvrent silencieusement. La lumière du jour m’éblouit. Les fenêtres sont prohibées dans les appartements, de peur de susciter l’envie de sortir. En compensation, nous avons quelques écrans incrustés dans les murs qui diffusent une reproduction de paysage. La lumière se tamise automatiquement en fin de journée et des diffuseurs de vitamine D nous procurent l’énergie nécessaire.
– Tu sens ce vent sur ton visage ? Et cette chaleur ! Je pourrais mourir pour cette chaleur, Hel’ !
– Je le sens, c’est agréable, tu as raison.
– On va au parc ? J’ai envie de croiser d’autres personnes.
Je la suis sans poser de question et je l’écoute exprimer sa joie d’être dehors. Je ne fais que hocher la tête, de peur de me faire remarquer. Notre classe sociale est scrutée sévèrement. Les fonctions inférieures ont tendance à nous envier pour la nourriture et nos logements un petit peu plus luxueux que les leurs. Si nous osons en plus nous promener et leur prendre ce qui leur semble être leur dernier privilège, les confrontations peuvent se faire violentes.
Nous arrivons enfin au parc fleuri, quasiment vide. Je me détends un peu et commence à profiter de l’environnement. Je m’assieds sur un banc en plastique recyclé et me prélasse quelques minutes au soleil. De son côté, Adelaïde s’est assise dans l’herbe et admire le ciel. J’aurais dû l’écouter plus souvent et sortir avec elle. Nous n’aurons plus l’occasion de le faire, après la tournante et je doute que mon prochain colocataire soit aussi extraverti qu’elle. Je comprends mieux son insistance de ce matin. Elle y avait pensé…
Après une vingtaine de minutes, je me lève néanmoins pour signifier à mon amie qu’il est temps de partir. Elle me suit sans trop se plaindre et nous rentrons finalement chez nous. Nous ne savons pas encore qui devra quitter l’appartement. J’espère un peu égoïstement que ce ne sera pas moi, afin de garder mes repères. S’il y en a une qui saura s’adapter à un déménagement, c’est bien Adelaïde. Il est presque huit heures et nous nous séparons pour aller dans nos bureaux respectifs. Aujourd’hui, nous sommes mardi, le jour où nous cherchons des idées chacune de notre côté afin de ne pas influencer l’autre. Demain, nous mettrons nos inspirations en commun et jeudi, le fonctionnaire viendra chercher notre idée et notre synthèse. Ensuite, pour la première fois, la semaine ne recommencera pas aussi mécaniquement. Nous nous verrons chacune assigner un nouveau collègue.
Du vendredi au lundi, la recherche ne s’arrête pas. Il s’agit alors de s’imprégner de différentes époques et courants artistiques afin d’avoir suffisamment d’idées le mardi. Nous disposons de milliers de livres en ligne ou livrables à notre adresse au besoin, ainsi que d’une panoplie de films et de reproductions d’art. Tout peut être source d’inspiration et le Conseil l’a compris.
Dix-neuf heures. La journée de travail est finie et je rejoins ma colocataire dans la cuisine. Elle finit souvent à une heure plus tôt. Ce n’est pas vraiment permis, mais tant qu’il y a des résultats, les fonctionnaires sont plutôt arrangeants. Dans le cas contraire, une mise en garde tombe. Je n’en ai jamais eu et je pense qu’il s’agit plus d’un mythe pour maintenir l’ordre. Nous mangeons en partageant vaguement nos idées. La motivation nous quitte rapidement et un silence finit par s’abattre.
– Dis, Hel’… Tu penses qu’on va se revoir après, tu sais… la tournante ?
– J’espère, Ad’, mais… je ne suis pas sûre qu’on puisse. Si ça se trouve, on sera très loin l’une de l’autre et puis, ce n’est pas bon pour la productivité de rester avec la même personne, apparemment.
– Mais on s’en fiche, de la productivité ! T’en as pas marre de rester là où on t’a assignée, de faire ce qu’on te dit et de suivre la même routine toutes les semaines ? Tu ne veux pas changer les choses ?
– C’est ce qu’on est censées faire grâce à notre job, changer les choses. Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas touchées directement par les résultats qu’ils n’ont pas lieu. Je ne me sens pas aussi mal que toi dans ce monde… Nous avons de la chance, tu sais. Il est temps que tu sortes de ta crise d’adolescence et que tu t’en rendes compte. Nous ne voyons peut-être pas souvent l’extérieur, mais c’est un sacrifice que je fais avec plaisir dans l’idée d’aider des milliards d’autres personnes sur cette planète.
Je finis ma tirade essoufflée et surprise de ma verve. Je n’avais jamais haussé la voix et encore moins à ce sujet. Et je me rends compte que je pense ce que j’ai dit. Je ne suis pas malheureuse et très peu de personnes de notre caste le sont, à ma connaissance. Il y a des sacrifices à consentir pour maintenir la paix.
Adelaïde me regarde de travers, comme si elle n’avait jamais entendu le son de ma voix. Elle se lève doucement et sort de table sans un mot. Je culpabilise rapidement d’avoir causé notre première dispute juste avant la fin de notre colocation. Mais je sais aussi que je n’avais pas tort et qu’il est temps pour elle de se faire à l’idée de vivre dans ce monde qu’elle méprise tant. Je débarrasse et mets la vaisselle dans notre appareil au charbon – une invention qui date de quelques dizaines d’années et qui permet d’économiser de l’eau. J’éteins les lumières et vais me coucher sans penser au lendemain.
*
Six heures trente. Je répète les mêmes gestes que chaque jour, reste un peu plus longtemps sous le jet d’eau chaude, enfile la même tenue et me dirige vers la cuisine. Pour la première fois, je redoute un peu d’y trouver la personne habituelle.
Je franchis le passage menant à la cuisine et croise son regard. Il n’est pas hostile ni même accusateur. Adélaïde est aussi accueillante que chaque matin et ne semble pas se souvenir de notre dispute. Elle m’adresse même un bonjour plein d’entrain et continue son café. Je mange ma tartine et nous nous rejoignons dans son bureau pour la mise en commun. La journée passe vite, sans tension ni allusion à la veille. L’approche du soir et du jour J ne semble pas entamer sa bonne humeur. Nous nous souhaitons une bonne nuit et je me retrouve allongée dans mon lit à fixer le plafond.
Je ne comprends pas son impassibilité face à la situation. Demain, à dix-neuf heures, à la fin de notre horaire, le fonctionnaire viendra nous séparer. Dans moins de vingt-quatre heures, nos vies changeront et elle semble y être parfaitement insensible. Est-ce sa façon de se venger de mes mots ou a-t-elle simplement voulu profiter de nos derniers instants ?
*
Je me réveille en sursaut en entendant un bruit sourd. Je me lève d’un bond et me dirige vers la chambre d’Adelaïde. Un mauvais pressentiment me serre la gorge autant que le cœur et un mal de tête rend ma progression douloureuse. J’entrouvre sa porte en l’appelant doucement, mais personne ne me répond. J’entre dans son antre. Elle n’y est pas. Pire : la chambre est vide,
comme si personne n’y avait jamais habité. Je ressors et me dirige en courant vers le salon et la cuisine. Je fouille chaque pièce, chaque recoin, mais aucune trace de mon amie, ni de ses affaires. Je prends finalement la peine de regarder l’heure et vois qu’il est cinq heures trente. Je me rassure en pensant qu’elle a dû partir courir un peu plus tôt, mais mon angoisse revient aussitôt en pensant à la disparition de ses affaires.
Et si elle avait été désignée pour être celle qui devait partir ? Et si la tournante s’effectuait comme ça, la nuit pour ne pas faire d’adieu à son ancienne colocataire ? Un sentiment d’injustice me prend quand je pense à l’idée qu’on me l’ait enlevée sans avoir pu lui dire au revoir. Sans plus réfléchir, je me change et enfile mes baskets. J’entre dans l’ascenseur vide. Je suffoque entre ces parois de métal. Je me sens seule et abandonnée. Quand les portes s’ouvrent, je me précipite à la recherche d’Adelaïde. Je marche sur la route déserte et cours presque en voyant le parc se dessiner devant mes yeux embués.
Je passe le portique en fer qui grince à mon passage. Je tourne dans tous les sens, l’appelle sans me soucier des quelques passants matinaux. Je fais le tour, encore et encore, avant de me laisser tomber au milieu de l’herbe, la tête entre les mains. Mon cœur bat dans mes tempes et me fait grimacer. J’ai l’impression que mon cerveau va exploser et que mon cœur va sortir de ma gorge. Je ne reconnais plus l’endroit où je suis. Tout tourne autour de moi, le parc devient notre appartement, et pourtant, je continue de sentir le vent sur ma peau humide qui se glace dans un frisson. J’entends des voix me répéter les mots d’Adelaïde sans que ce soit la sienne. Le soleil me semble plus brillant que jamais et je finis par m’effondrer au sol en criant ma peine et ma douleur. En hurlant mon incompréhension au monde.
Je tente de me relever, mais mes pieds sont de plomb et mes bras en coton. Je sens une caresse sur mon front, mais je n’ai plus la force d’ouvrir les yeux. J’entends une voix familière mais lointaine me dire de me calmer, que tout sera bientôt fini. La voix m’apaise et je me laisse emporter par un sommeil sans rêve.
*
Je me sens doucement émerger, mais garde mes paupières closes. Les derniers évènements se succèdent dans un tourbillon dans ma mémoire. Je me souviens de ma crise et me demande si je suis toujours dans le parc avant de me rappeler avoir vu mon logement en dernier. Avais-je même passé la porte ? Ou tout n’était-il que le fruit de mon imagination ? Je fronce les sourcils et un drap me couvre soudain.
Adelaïde est-elle revenue ?
Des lèvres se posent sur mon front et sans chercher à lutter, je repars dans la noirceur apaisante.
*
– Vous pourrez bientôt lui parler normalement. Son esprit se bat pour sortir du coma.
– Dites-moi docteur, ça sera bien elle qui reviendra ? Ça sera mon Héloïse ?
– Son alter pourrait prendre le dessus à certains moments. Elle a passé un long moment dans son propre monde et elle lui a donné une personnalité, un corps propre. Il faudra qu’elle réapprenne à se connaître en tant qu’Héloïse. Avec le temps, les deux se sont dissociées. C’est sa façon de faire face à ses problèmes. Mais oui, la première que vous verrez sera votre fille.
– Elle sera toujours présente dans son esprit, alors ?
– Toujours. Mais avec le temps, Héloïse apprendra à la contrôler et à la reconnaître. Elle ne devrait plus revivre une crise aussi forte, à moins de vivre un événement traumatisant.
– Héloïse se souviendra-t-elle de nous ?
– Oui, sans aucun doute. Un mois a cependant dû lui paraître très long dans son monde. Mais elle comprendra et se souviendra de sa vie d’avant. Elle commence déjà à s’en rappeler.
– Merci, Docteur.
La femme blonde aux yeux bruns se tourna vers le lit d’hôpital où se trouvait sa fille. Les bruits des machines clignotantes résonnaient dans la chambre, blanche et impersonnelle. Seules quelques plantes étaient disposées çà et là dans l’illusion de créer un chez-soi. Elle s’approcha doucement en la voyant remuer. Avant l’arrivée du médecin, sa fille avait déjà bougé et sa mère avait remonté sa couverture qui avait glissé.
Elle s’assit sur le fauteuil à côté du lit et lui prit doucement la main, attendant son réveil.
Héloïse ouvrit lentement les yeux et plongea son regard dans les yeux bruns familiers qui lui faisaient face.
– Maman ? Où est Adelaïde ?