Il est sept heures quand son réveil sonne. Comme tous les matins depuis ses dix ans, Robin se lève seul et s’habille pour déjeuner avec sa famille autour de la grande table de la salle à manger. Ils se parlent peu car, à cette heure-là, ils sont tous en train de consulter leur planning sur leurs écrans respectifs. Leurs journées sont généralement chargées de tâches à réaliser dans un temps imparti ; de ce fait, ils n’ont guère de moments libres.
Vers huit heures et demie, comme son emploi du temps le lui ordonne, il sort de chez lui avec la dose régulatrice que lui et tous les habitants de l’île se font injecter automatiquement afin de pouvoir sortir de leur domicile. Toutes les maisons sont identiques sur Stone Island et sont donc toutes équipées d’un même système de surveillance. Ainsi, la Présidente de la Communauté peut interagir avec les habitants quand elle le souhaite, via l’écran du salon qui sert à la fois de télévision et de source d’informations diverses, elles aussi surveillées.
Ils n’ont pas accès aux mêmes programmes télé-visés que dans le reste du monde. Mais la surveillance se fait également par une tablette qui se situe devant la porte d’entrée et qui analyse leurs données corporelles au contact de leurs empreintes digitales. L’objectif est de vérifier si la dose quotidienne a bien été administrée, suite à quoi la porte se déverrouille et laisse sortir les occupants. Dans l’hypothèse où la dose ne serait pas détectée, l’habitant concerné devrait coller un de ses poignets à l’arrière de la tablette afin de la recevoir. À défaut, la porte reste fermée, ne s’ouvrant qu’en cas d’incendie. Quant à la dose, toute trace disparaît du corps dans les vingt-quatre heures suivant l’injection.
Sur le chemin de l’école, les rues sont constellées de caméras de surveillance qui scrutent chacun des faits et gestes de Robin. Il fait à peine cent mètres qu’il en aperçoit déjà une autre. Vers neuf heures, une fois arrivé à l’école, il se dirige vers une élève de son année pour discuter avec elle. Ici, personne n’a de groupe d’amis. Tout le monde s’entend avec tout le monde, ce qui évite que l’un ou l’autre ne subisse du harcèlement ou soit exclu et il en va de même dans toutes les écoles de l’île. Ce calme, cette absence de conflit ont été rendus possibles par la dose quotidienne, qui contrôle les sentiments de chacun.
Stone connaît deux catégories d’écoles secondaires : celles qui forment à des métiers techniques comme plombier, mécanicien, menuisier ou boulanger, et les établissements préparant à des métiers plus académiques, tels que médecin, vétérinaire, ingénieur ou architecte… Robin est à l’école Colombo qui lui fait découvrir, durant l’année, plusieurs métiers techniques accompagnés de stages pratiques.
Depuis l’enfance il participe régulièrement à des études scientifiques consacrées au développement intellectuel de l’enfant. Avant d’être intégré à Colombo, il a subi une batterie d’analyses neuro-logiques qui ont déterminé qu’il était plus manuel qu’intellectuel. À la fin de ses années secondaires, une nouvelle analyse sera effectuée afin de lui attribuer un rôle précis au sein de la société, poste qu’il occupera tout au long de sa vie.
Après une longue journée à l’école, il rentre enfin chez lui. Ses parents sont devant la télévision et, comme d’habitude, à la même heure, lorsqu’ils écoutent les informations, le programme s’interrompt afin de répéter dans une publicité lancinante l’importance de prendre sa dose quotidienne de « vitamines », le tout illustré par une famille stéréotypée, heureuse et en bonne santé. À ce moment–là, il n’y a pas moyen de changer de chaîne ni d’éteindre la télévision.
Vers dix-neuf heures, lorsqu’ils passent à table, un sujet délicat est abordé par sa petite sœur de huit ans. Celle-ci demande « comment on fait les bébés ». Ses parents se regardent et sa maman lui répond à voix basse, de peur d’être écoutée par les micros des caméras du salon. Elle lui explique que c’est compliqué et qu’elle apprendra cela quand elle sera plus grande. En réalité, les bébés sont conçus par fécondation in vitro et se développent dans des incubateurs sans intervention de la mère. Les spermato-zoïdes et les ovules sont récoltés chaque année par dons anonymes. Ils sont mélangés de façon aléatoire, de manière que les bébés déposés dans une famille n’aient pas du tout le même patrimoine génétique que les parents. Au cours de la gestation, des analyses sont effectuées sur les embryons et une sélection est réalisée permettant d’éliminer ceux qui présentent un handicap ou une malformation.
Tout à coup, une sirène retentit à l’extérieur. Vingt et une heures trente, c’est l’heure… Tout le monde se réfugie chez lui. Un brouillard composé de substances chimiques désinfectantes couvre désormais l’île. Il est impératif que chacun reste chez soi le temps de la diffusion de la substance désinfectante car la moindre aspiration de ce gaz provoque des maux de tête liés à des hallucinations. Cela permet d’éliminer 99 % du virus Egma-87 sévissant sur l’île depuis une décennie et n’arrivant pas être totalement éradiqué, malgré les progrès scientifiques. Les habitants sont privés de vie nocturne depuis un certain temps, mais cela ne pose pas de problème aux plus jeunes car ils ont toujours vécu ainsi. Grâce à cela, les accidents de la route liés à l’alcool ou à la mauvaise vision nocturne ont disparu. Le couvre-feu se terminera à cinq heures du matin, le lendemain, le temps que les vapeurs se dissipent.
Pendant le week-end, lorsque Robin n’a pas école, il doit sortir prendre l’air et pratiquer un sport. Le sport est très important au sein de cette société. Toute personne qui ne part pas travailler doit absolument faire trois heures d’exercice par jour à l’extérieur. Il est très mal vu de rester chez soi à paresser, si bien qu’il est impossible d’échapper à la dose quotidienne.
Ce week-end-là, après deux journées éprouvantes pour Robin, il part se coucher après l’annonce du couvre-feu. Il s’endort et fait un drôle de rêve. Dans celui-ci, il reçoit une sorte d’appel intérieur qui lui annonce que la société lui ment sur le rôle de la dose quotidienne. Il découvre aussi une société complètement différente de la leur, une société « libre », libérée des caméras et des couvre-feux. Le lendemain matin, il se lève avec l’impression de ne plus être à sa place. Tout en enfilant son uniforme pour l’école, il songe : « Aujourd’hui, il faut que je trouve un moyen pour ne plus recevoir cette foutue dose. » Juste avant de sortir de la maison, il se munit d’une clémentine. Ses données corporelles sont analysées, comme chaque jour, au contact de ses empreintes digitales sur la tablette. Le système remarque qu’il n’a pas encore reçu sa dose journalière. Au moment de placer son poignet pour l’injection, il y place le fruit… et sort.