Arrivé à la fin de la cinquième phase de sommeil, le bioréveil de 512B retentit, le tirant lentement de sa léthargie. Comme à chaque fois, la puce insérée dans son crâne égrène, par résonance sur sa boîte crânienne, les données de son repos pendant qu’il fait défiler différentes tenues sur la glace tactile de sa garde-robe. Il s’habille en vitesse et ouvre le colis de son petit-déjeuner. Cela fait trois mois qu’il s’est inscrit à MyFood, un programme qui, sur la base des données collectées, prépare des repas sur mesure et les livre par drone.
Alors qu’il finit son petit-déjeuner, il se demande comment il a pu se passer de ce service. Pourquoi perdre du temps à préparer un repas qui n’est peut-être pas adapté à votre constitution ? Il est tiré de sa réflexion par le tintement de sa montre connectée ; pour être à l’heure au bureau, son taxi arrivera dans exactement deux minutes, c’est sept minutes et douze secondes de moins que d’habitude. Un itinéraire plus rapide a dû être calculé en fonction de la fluidité du trafic. Il a à peine le temps d’enfiler ses chaussures et de prendre sa mallette que la baie vitrée de son appartement s’ouvre déjà, laissant apparaître un hélicoptère monopersonnel.
La voix robotique de l’appareil lui souhaite la bienvenue et l’invite à prendre place. Bientôt, le taxi s’envole, atteignant rapidement les 400 km/h. Comme tous les jours, 512B se cramponne à son siège. Il sait que grâce à leur géolocalisation mutuelle, deux appareils ne peuvent entrer en collision mais il ne peut s’empêcher d’imaginer les conséquences d’un tel heurt, à cette vitesse, à près de 1 000 m d’altitude, alors que s’étend à perte de vue un horizon de nuages.
Quelques minutes plus tard, la navette le dépose au sommet du plus haut gratte-ciel de la capitale. Il s’avance vers l’imposante porte du palais de Justice. Instantanément, sa puce transmet ses coordonnées d’identification au système de sécurité. Une fois identifié, les battants de la porte coulissent latéralement et des flèches lumineuses rouges marquées à son nom apparaissent sur le sol. Tout au long de sa progression, elles le précèdent et le guident jusqu’à son bureau.
Il pose sa serviette sur la table en verre et en tire une tablette qui se déverrouille auto-matiquement. Il examine la liste qui est apparue sur l’écran et pense distinctement :
– OK, Natacha, dossier C543-12, s’il te plaît.
Son assistante virtuelle lui détaille le dossier. Il l’arrête plusieurs fois pour s’enquérir de détails qu’il juge cruciaux puis consulte le jugement préconisé pour l’affaire. Il demande également son avis à Natacha ; c’est le même. Normal, les algorithmes sont codés de la même manière. Il le sait parfaitement, mais cette confirmation le rassure un peu. Ensuite, il rapporte dans le dossier le verdict choisi et passe au suivant.
Quelque deux heures et 212 dossiers plus tard – une performance dont il est particulièrement fier – la voix de sa secrétaire s’arrête brusquement, tout comme l’éclairage de la pièce. Seul reste allumé l’écran géant qui couvre la totalité du mur à sa gauche. Son regard est attiré par le message qui s’y affiche : « Ceci est un message du gouvernement : des rebelles ont hacké nos serveurs et ont réussi à altérer plusieurs intelligences artificielles. Conformément au décret 2 324 et par souci de sécurité, tous les systèmes informatiques basés sur des algorithmes ont été désactivés. Ce problème sera résolu dans les plus brefs délais. »
512B ne se fait pas de souci. Avec les armées d’informaticiens du département de la cyber-sécurité, le problème aura disparu aussi vite qu’il est arrivé.
Mais s’il veut son augmentation il ne faut pas qu’il prenne du retard sur ses dossiers. Pour la première fois depuis vingt ans, il va donc lire lui-même le compte rendu de la prochaine affaire. Que c’est étrange, ces longues lignes de texte, sans intonation, sans interruption après les détails critiques. Bien que l’affaire ne lui paraisse pas compliquée, il n’est pas sûr de ce qu’il doit faire. Il s’apprête à solliciter le jugement recommandé quand il se souvient que sa requête ne sera pas traitée. Pas d’algorithme basé sur des milliers d’autres cas, pas de recommandation. L’accusé lui semble coupable, mais condamner un innocent serait une grosse faute. Alors que ce matin encore, il se croyait totalement indépendant, libre de prendre n’importe quelle décision, il a maintenant l’impression de n’être plus capable d’en prendre une seule.
Il a beau cogiter, faire les cent pas dans son bureau, rien n’y fait, il n’arrive pas à se montrer objectif, à décider d’une peine ou d’un acquittement.
Pour se changer les idées, il décide d’aller boire un café au bar. Il sort de son bureau, mais ne voit, devant lui, aucune flèche rouge qui devrait pourtant lui indiquer le chemin à suivre. Ces installations doivent être basées sur des algorithmes, elles aussi… Tant pis, il devra se débrouiller seul.
Et c’est bien seul qu’il se sent. Il ne voit personne, n’interagit avec aucun appareil connecté, pas de musique ou de podcast joué par son implant, rien. Il ne discerne que les bruits du dehors, une sorte de longue plainte aiguë discontinue.
Après environ une demi-heure à tourner en rond, il s’aperçoit qu’il ne connaît rien de ce bâtiment dans lequel il se rend tous les jours depuis des années. Il n’avait jamais remarqué la magnifique vue que l’on a depuis la véranda, du côté ouest, il n’avait jamais remarqué la quantité pharaonique de bureaux vides que contient le palais de Justice. C’est sûr que maintenant qu’un employé abat le travail de dix, on a pu réduire les effectifs.
Après de longs tours et détours et plusieurs centaines de marches plus bas, 521B se retrouve devant l’entrée inférieure du palais de Justice. La porte en verre, totalement explosée, laisse entrevoir une scène d’apocalypse. Le sol est jonché de dizaines de taxis volants broyés par la chute, desquels s’échappent de minces filets de sang.
Pendant de longues minutes, 512B erre entre les débris des véhicules. Il vagabonde ainsi en se disant que la technologie a révolutionné le monde, mais pas exactement comme prévu. Les algorithmes ont simplifié la vie des humains, sans aucun doute, mais quand on simplifie trop, on perd souvent l’essentiel. Ils offraient, dans l’absolu, une infinité de possibilités, mais ils ont fini par ne plus laisser une once de liberté, plus vraiment de libre-pensée, de libre arbitre, plus d’ennui et donc, plus d’imagination. Et en ayant instantanément accès à tout, les hommes ont perdu toute vraie raison d’être… une vie sans recherche mérite-t-elle d’être vécue ?