27 mai 2303
Max écoutait les nouvelles. Inlassablement, les mêmes informations se répétaient. Tous se demandaient combien de privilégiés ou Profiteurs allaient choisir de devenir des Donneurs cette année.
Max coupa la radio et se mit en route afin de rejoindre ses amis. Lui savait très bien que dans un mois, le jour du choix, il choisirait d’être un Profiteur. Et même s’il n’avait encore quatorze ans, il continuerait de prendre cette décision à l’occasion de tous prochains les jours de choix. En effet, tous les dix ans, chaque personne qui, comme Max, fait partie des privilégiés, peut choisir d’être un Donneur ou un Profiteur. Comme peu de gens sont dans cette situation, beaucoup de personnes n’ont d’autre choix que d’être des Donneurs toute leur vie. Max ne comprenait pas comment un privilégié pouvait décider de devenir Donneur.
Comme souvent, Max et son meilleur ami Lucas n’allèrent pas à l’école. Ils préférèrent jouer au foot. Pendant leur partie, Max s’amusa à démolir, à coups de penalty, la vitre d’un arrêt de bus. Lucas trouva cela très drôle et en fracassa une à son tour. À la fin de leur match, tous les verres de l’abri étaient en mille morceaux. Ils s’en allèrent en laissant tout en plan. Ils savaient que de toute façon, des Donneurs viendraient tout réparer.
Après le repas du soir, Max se réfugia dans sa chambre. Il souhaita bonne nuit à ses parents et, comme à son habitude, regarda par la fenêtre. De son perchoir, il avait vue sur l’abribus qu’ils avaient démantibulé plus tôt dans la journée. Il sourit à ce souvenir. Un peu plus tard, il vit trois Donneurs arriver. Il les reconnut sans peine grâce au tablier brun taupe qui les caractérisait. Ils se mirent au travail et bien vite, l’abri reprit sa forme initiale. Tandis qu’un des Donneurs s’occupait d’enlever les débris de la vitre cassée par Max, celle-ci céda subitement et se fracassa sur le bras du Donneur. Max entendit son cri de douleur retentir dans la nuit, le sang commença à couler abondamment. Au même moment, un Profiteur ouvrit sa fenêtre et se mit à agonir d’injures le Donneur avant de refermer ses volets, comme si de rien n’était. Max, lui, ne put pas lâcher cet homme des yeux jusqu’à ce que -celui-ci passe le coin de la rue. Il s’assit ensuite sur son lit et se coucha. Mais le sommeil ne vint pas : impossible d’enlever l’image de ce Donneur blessé de son esprit.
Le lendemain matin, Max décida d’aller à l’école et promit de rejoindre ses parents le plus vite possible après les cours. Aujourd’hui était un jour spécial. En effet, chaque mois, les Profiteurs jugeaient les repas préparés par les Donneurs à leur intention. Si ces plats n’étaient pas à leur goût, les Donneurs devaient jeûner en compensation. La société fonctionnait comme cela. Si les Donneurs ne faisaient pas bien leur travail, comme nourrir correctement les Profiteurs, ils devaient en payer les conséquences. Tout était une question d’équilibre qui devait être maintenu à tout prix.
Le soir même, Max retrouva ses parents à table et commença à manger. Il savait comment le repas allait finir. Quelle que soit la qualité du repas, les Donneurs devraient jeûner. Max entendit son père se plaindre qu’il avait trouvé un cheveu dans sa soupe. Ensuite, sa mère cria qu’elle avait trouvé un ver dans son morceau de steak. Il savait pertinemment qu’elle l’avait placé elle-même dans son assiette.
Les Profiteurs avaient toujours été injustes envers les Donneurs. Avant, cela ne le dérangeait pas, mais depuis qu’il avait vu cet homme blessé par sa faute, il se disait qu’il n’était peut-être pas idiot d’au moins les laisser manger à leur faim. À la fin du repas, on annonça que plusieurs Donneurs devraient jeûner trois jours. Ceux-ci ne semblèrent pas surpris.
Deux semaines passèrent durant lesquelles Max reprit confiance dans le système. Il prenait des somnifères avant de s’endormir et se concentrait sur ses études. Il allait encore jouer au foot, mais plus jamais à proximité d’un arrêt de bus. Il essayait par ailleurs de ne plus penser à l’homme au bras amoché.
Un jour, tandis qu’il rentrait de l’école, il trouva un tablier de Donneur par terre. Il le ramassa machinalement et arriva au repas avec le vêtement sacrilège sous le bras. Il allait rejoindre la table de sa famille quand un homme l’interpella. Cet homme était un Profiteur que Max connaissait de vue.
– Remettez-moi ce tablier et amenez-moi un verre de cognac, lui ordonna l’homme.
– Pardon ?
Max ne comprenait pas ce qui lui arrivait, il était tout à fait décontenancé.
– Ton rôle est de me servir, alors va me chercher ce verre !
– Mais, Monsieur, …
– Qu’est-ce qu’il se passe, Papa ?
Cet homme était le père d’un des camarades de classe de Max. Ce dernier s’attendait à ce que James explique à son père qu’il était un Profiteur et non un Donneur. Mais cela ne se passa pas du tout comme Max l’avait prévu.
– Écoute-moi bien… Mon père t’a demandé quelque chose, non ? Alors, va le chercher !
– Mais James, c’est moi !
– Tu appelles mon fils par son nom ? Tu mériterais une bonne correction, mais j’ai déjà perdu assez de temps à cause de toi. File !
Max ne répliqua rien, il était trop choqué pour cela. Il venait de vivre le quotidien d’un Donneur. Il savait qu’il ne portait pas ses habits habituels et qu’il avait à la main un tablier destiné aux Donneurs. Mais il pensait tout de même qu’un de ses camarades de classe l’aurait reconnu, défendu. Et lui, reconnaîtrait-il ses amis sans leurs vêtements coûteux, un tablier à la main ?
Max ne mangea pas ce soir-là. Il lui restait environ deux semaines avant le jour du choix. Et cela ne lui avait jamais semblé aussi compliqué.
Une semaine passa, durant laquelle le père de Max ne cessait de lui répéter à quel point il était heureux d’être un Profiteur et qu’il ne souhaitait rien d’autre pour son fils.
Il ne restait maintenant plus que quatre jours avant le jour du choix. Max et Lucas marchaient vers l’école quand Max aperçut un homme, le bras en écharpe. Il ne portait pas son tablier, mais Max l’aurait reconnu entre mille. C’était le Donneur qui avait eu le bras blessé à cause de lui. Lucas, comme à son habitude, critiqua et donna son avis sur la personne et sur sa blessure, mais cette fois, Max ne l’écouta pas et décida de suivre le Donneur. Quand celui-ci le remarqua, il lui demanda d’un ton un peu sec :
– Mon garçon, pourquoi me suis-tu ?
Max fut pris de court et ne sut pas tout de suite quoi répondre.
– Tu es un Profiteur, n’est-ce pas ?
Max ne lâchait pas des yeux le bras de l’homme.
– Oui. Je dois faire mon choix dans quatre jours.
– Tu sais, avant, j’étais aussi un privilégié. Et pourtant je suis devenu un Donneur. Tu dois me prendre pour un fou, non ?
Max hocha la tête.
– Je suis devenu un Donneur parce que je ne voulais plus ressentir ce que tu ressens en ce moment. Je ne voulais plus jamais avoir honte de ce que j’étais et de ce que je faisais. J’avais honte de dépendre d’autres gens qui étaient à moitié réduits en esclavage. Alors, oui, j’ai choisi d’être quelqu’un qui vit pour servir les autres. Mais je n’ai pas honte de ce que je suis. Si j’avais choisi d’être un Profiteur, j’aurais été quelqu’un qui parle mal, qui est méchant ou quelqu’un qui se sert d’autrui tout en se cachant derrière les règles d’une société. Grâce à mon choix que j’ai fait, je me sens bien dans ma peau et je n’ai pas honte de ce que je suis.
Le Donneur s’en alla sans ajouter un mot et laissa Max seul avec ses questionnements. Il se demandait si cet homme avait compris qui il était, s’il savait que c’était à cause de lui qu’il avait le bras en écharpe.
Quand le jour arriva, Max se rendit à la salle de choix avec ses parents. Depuis plusieurs jours, il ne cessait d’hésiter et de se questionner. Lucas s’approcha de lui afin de lui expliquer la première chose qu’il allait faire en tant que Profiteur. Tout d’un coup, un Donneur éleva la voix et appela tous ceux qui devaient faire leur choix.
L’année de Max était la première à passer ; il n’avait plus le temps de réfléchir à ce qu’il allait faire. Il entendit Lucas faire son choix, puis une de ses camarades de classe répondre la même chose. Tous voulaient continuer à rester des Profiteurs. Cela n’étonna personne. C’était dans la norme.
Quand vint son tour, il monta sur l’estrade tout en regardant autour de lui. Il vit son père l’observer avec plein d’espoir dans les yeux. Il aperçut aussi l’homme qui lui avait fait comprendre que devenir un Donneur pouvait être un choix et non une obligation. Tous les regards étaient braqués sur lui.
Un Profiteur s’approcha de lui, et lui posa cette question qui allait définir les prochaines années de son existence.
– Max, veux-tu devenir un Profiteur ou un Donneur ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il regardait autour de lui en espérant avoir une révélation. Puis, après quelques longues secondes de silence, il répondit :
– Un Donneur.