Je m’appelle Félix et ça doit faire au moins cinq ans que j’habite seul dans la maison de mes humains. Parfois, je me souviens d’eux et de leurs personnalités, mais j’essaie de ne pas le faire trop ; sinon, je commence à pleurer et je me réfugie dans la salle à manger. Les hommes ne l’appelaient pas comme ça, si je ne me trompe pas. Ils l’appelaient le garage, mais c’est là que se trouve la gigantesque réserve de croquettes abandonnée par Michel, le chef de mes humains. Je ne comprends toujours pas pourquoi ils ne l’ont pas emportée car c’est bien meilleur que le bout de vache brûlé avec une tranche de fromage au goût de plastique coincé entre deux morceaux de pain qu’ils avaient l’habitude de manger.
Les humains d’Alphonse, le chat voisin, étaient partis en même temps que les miens. Je l’invite chez moi tous les samedis pour manger et parler du bon vieux temps. Une de nos activités préférées était d’observer nos chefs se battre verbalement lorsque nous déféquions dans le jardin de l’autre ou que nous marchions dans leurs fleurs. Le mal fait, nous apprenions divers synonymes pour décrire notre race. Selon Alphonse, son nourrisseur en avait aussi pour évoquer les humains de couleur différente. Il les utilisait principalement lorsqu’il se mettait devant la boîte où se trouvaient des petites personnes qui tapaient dans un ballon avec leurs pieds.
La vie avec les hommes n’était pas toujours facile. Je n’ai jamais regretté le jour où j’ai griffé l’abomination à quatre pattes, l’atrocité vivante : le petit. Il utilisait les onomatopées comme arme de destruction psychologique. Sa mère, envoûtée par ces sons incohérents faisait tout ce que cette créature inutile voulait ! Une fois, j’ai essayé de mettre fin à son règne de terreur en m’asseyant sur lui pendant qu’il dormait, mais sa grande sœur m’a vu et dénoncé à la patronne ! Ils m’ont laissé dehors pendant trois jours, mais ça valait la peine de tenter le coup.
En parlant de la sœur, je la trouvais étrange. Elle n’arrêtait pas de me suivre avec son rectangle noir montreur d’images. Après m’avoir suivi, elle l’utilisait pour me montrer exactement ce qui venait de se passer, mais sous un autre angle. C’était perturbant, si bien que j’ai décidé d’enquêter. Mais quand j’ai réussi à le faire briller, je me suis retrouvé coincé devant dix symboles bizarres. Quand elle m’a surpris, quinze minutes plus tard, elle était furieuse. Selon cette harpie, j’aurais « bloqué sa carte SIM ». Je ne savais pas ce que cela voulait dire, mais elle avait l’air de vouloir me trucider.
Et finalement, il y avait le garçon. C’était de loin le plus chouette membre de la famille ! Il ne terminait jamais son bol de nourriture et me donnait ce qui restait. Ses parents lui aboyaient dessus quand il le faisait et il était alors forcé de rejoindre sa pièce de repos. Je le suivais à chaque fois car il finissait par m’offrir de l’herbe à chat avant de prendre ce que je pense être de l’herbe à humain. Quand ils sont partis, j’ai remarqué qu’il en avait oublié sous son lit. J’ai essayé d’en manger un peu, mais ça n’avait pas un très bon goût et ça m’a juste donné un grand mal de tête.
Les autres chats du quartier ont émis plusieurs hypothèses à propos de leur disparition. Leurs théories sont plus farfelues les unes que les autres. J’aime particulièrement celle du chat sans nom qui vit avec un des derniers hommes dans le bâtiment avec les grosses boîtes en métal sur roues. Il nous a dit que des gigantesques cailloux venant des étoiles se seraient écrasés sur la terre, tuant presque tout le monde. Personne ne le croit, mais il nous assure que ça s’est passé pendant l’heure de la sieste commune à tous les chats, ce qui laisse un doute flotter dans le crâne de quelques animaux naïfs. Albert, le chat qui léchait le contenu des seringues à moitié vide laissées par des humains derrière les arrêts de bus, est extrêmement paranoïaque et ne dort jamais. Il a évidemment infirmé cette hypothèse ridicule en rappelant qu’il n’avait pas dormi depuis dix ans. Je ne le crois pas non plus, mais au moins, maintenant, le chat sans nom a arrêté de faire le messie avec son idée débile.
Alphonse, lui, a prétendu que des sorcières avaient transformé les hommes en rongeurs comme récompense pour les joyeusetés qu’ils leur avaient fait subir, à elles et à leurs chats, au Moyen Âge. Je n’ai jamais rencontré de sorcières en vrai. Le seul félin à en avoir vu est Armand, le chat accro à l’herbe à humain. Selon les légendes humaines, elles préféraient parler avec leurs animaux de compagnie qu’avec les autres hommes. Je me demande si le garçon n’en était pas une. C’est le seul de sa race qui avait conscience que je le comprenais. Le soir, il me racontait des histoires pendant des heures jusqu’à ce que je m’endorme.
C’est lui qui m’a expliqué pourquoi ils sont tous partis. Il y a sept ans, la société humaine était en train de s’effondrer et à la vitesse où elle le faisait, il n’y aurait bientôt plus d’hommes sur terre. Les niveaux de pollution insoutenables, la guerre et la pauvreté les ont forcés à faire quelque chose. C’est là que des scientifiques ont découvert une nouvelle planète semblable à la leur. Un milliardaire a décidé de profiter de la situation et s’est autoproclamé « Sauveur de l’humanité » en offrant un voyage gratuit vers ce nouveau paradis où la société pourrait recommencer à zéro.
Je me rappelle les combinaisons bizarres qui étaient montrées sur le cube lumineux. Ils en avaient même conçu pour les chats et d’autres animaux de compagnie ! Je préférerais mourir plutôt que de porter cette hideuse tenue orange.
Avant de s’en aller, mes humains avaient tenté de m’en faire enfiler une, mais je m’étais débattu de toutes mes forces et ils étaient partis sans moi. Le garçon, triste que je ne l’accompagne pas, avait allumé le cube lumineux. Là j’avais vu une espèce d’aiguille géante où montaient des millions, si pas des milliards d’hommes et de femmes avec leurs enfants. Je m’étais assis sur le fauteuil où je n’avais pas le droit de m’asseoir et j’avais regardé l’écran pendant plusieurs heures.
Le troisième jour après le départ des humains, j’avais remarqué que plus personne ne montait dans l’aiguille. Intrigué, je m’étais approché du cube et j’avais vu du feu sous ce moyen de transport étrange. Peu de temps après, elle avait fait un bond vers les cieux. Arrivée au sommet de ce gigantesque bond, elle avait produit une grande explosion et disparu dans un nuage de fumée noire. Quand le nuage s’était dissipé, il n’y avait plus rien. Il ne restait plus que la carcasse creuse du cylindre !
Je me demande toujours s’ils sont bien arrivés en toute sécurité sur leur planète. Reviendront-ils un jour ? Moi, je le pense. Alphonse, lui, est pessimiste : il m’implore de lui répéter l’histoire et dès que j’ai fini, il commence à s’imaginer que tous les humains sont morts dans d’atroces souffrances. Quand il me sort ça, je lui demande s’il n’est pas allé lécher des seringues avec Albert et nous commençons à rire. La naïveté d’Alphonse sera toujours unique en son genre !