Tout a commencé lors de ma première sortie. Mes deux grandes sœurs s’arrêtaient constamment pour se retourner vers les hommes que nous croisions, à coups de rires et de messes basses. Je n’en pouvais plus. La vue de ces garçons distillait en moi un malaise jusqu’alors inconnu, si bien que j’ai fini par accélérer le pas afin d’inciter mes sœurs à mettre fin à leur manège. Elles sont vite revenues vers moi, une expression grave au visage. La plus jeune a caressé mon masque avec bienveillance. J’ai vu une larme couler sur sa joue.
Deux ans plus tard, j’avais douze ans et je suis donc entrée à l’école. Les cours et toutes les discussions tournaient autour du système unique de Vénus, notre ville, et de sa devise : « Un choix infini de partenaires. » En effet, il y a septante ans, des scientifiques ont défini les canons de beauté féminins et masculins. Suite à cela, les habitants de Vénus ont tous subi une chirurgie qui leur a offert le physique parfait. Et ils sont devenus populaires pour les habitants du monde entier.
Les enfants, quant à eux, portent des vêtements dissimulant l’intégralité de leur corps et un masque représentant leur futur visage d’adulte. À leurs dix-huit ans, ils sont opérés afin d’obtenir à leur tour le physique parfait. Grâce à ce système, la peur de la solitude et les complexes ont disparu.
À l’adolescence, je sortais régulièrement avec mes amis Loan et Lucie. Nous passions nos soirées à danser et à rencontrer de nouvelles personnes. Sans aucune séduction cependant : à Vénus, les mineurs n’ont pas droit aux relations amoureuses. C’est un de ces soirs-là que nous avons fait la connaissance de Camilia, une fille habillée d’une longue robe rouge écarlate et d’un voile fuchsia recouvrant ses cheveux, dont le timbre de voix avait quelque chose d’exotique. Elle nous a appris une danse endiablée sur laquelle nous nous sommes déchaînés jusqu’à l’épuisement. En fin de soirée, notre nouvelle amie était encore pleine d’énergie et pendant que nous reprenions notre souffle, elle nous a raconté d’où venait cette chorégraphie :
– Cela fait longtemps que je voulais faire cette danse. Mes parents ont insisté pour que je l’apprenne car elle est traditionnelle dans notre pays d’origine, mais ils ne veulent pas que je la pratique en public avant notre majorité.
– Pourquoi te l’interdisent-ils, si elle est si importante pour eux ? demanda Loan.
Camilia répondit avec un petit rire pétillant :
– Quand on danse, nos vêtements ont tendance à se soulever et laissent apercevoir des parties de notre peau. Et, vous l’avez vu, cette danse se danse à deux, si bien que les partenaires ressemblent à un couple.
Nous étions soufflés par son air décontracté alors qu’elle nous annonçait que nous venions de transgresser deux lois de Vénus. Pourtant, je ne ressentais aucune peur en repensant au moment où j’avais aperçu la cheville de Lucie et où j’avais senti de la fraîcheur le long de mes bras. Aucune crainte, seulement de l’excitation. J’étais heureuse d’avoir vécu cette expérience inédite avec mes amis : la découverte de l’autre avait donné un sens à ma vie. Cela m’a motivée à sortir tous les soirs suivants.
Il y a un an, suite aux nombreuses soirées auxquelles j’ai participé, mes résultats scolaires sont devenus catastrophiques. Inquiets, mes parents m’ont privée de sortie jusqu’à l’arrivée de meilleurs résultats. Comme je ne pouvais pas m’imaginer vivre sans voir mes amis, je n’ai plus eu qu’à me mettre au travail. Et c’est en lisant mes cours que j’ai compris pourquoi je n’avais pas pu étudier depuis cinq ans. Ce n’était pas de la paresse, mais la peur de la norme et ma répulsion instinctive à son égard. Les figures parfaites, omniprésentes dans notre ville, éveillaient en moi un dégoût insupportable. J’avais jusqu’alors compensé cette répulsion par la fréquentation des personnes de mon âge qui me semblaient tellement plus belles et réelles. Mais l’angoisse d’être différente avait fini par prendre le dessus.
Après une longue réflexion, j’en avais conclu que la différence fondamentale entre les enfants et les adultes provenait du fait que ceux-ci entretenaient des relations amoureuses. Il me fallait en expérimenter une pour comprendre. C’est pour cela que je me rapprochai du grand frère de Loan. Après un certain temps, et sous mon impulsion, nous avons décidé de nous embrasser, malgré quelques réticences de sa part à l’idée de violer les règles. Nos langues se sont mêlées pendant ce qui m’a semblé une éternité. Dès que nous avons eu terminé, j’ai couru hors de sa maison et, une fois suffisamment éloignée, je me suis mise à vomir. C’était clair : j’étais différente.
Après ce choc, j’ai tenté de mettre de l’ordre dans mes idées. Ma découverte signifiait que je devrais vivre en mentant constamment, en craignant chaque jour que quelqu’un découvre mon secret.
Dans deux mois, j’aurai moi aussi ce corps qui me révulse. Pourquoi dois-je subir cela ? Je me répétais inlassablement cette question. Je voulais comprendre, je devais comprendre. Peut-être qu’en découvrant d’où venait mon anomalie, je pourrais m’en accommoder.
C’est avec cette idée en tête que, pendant le mois suivant, j’ai fait de nombreuses recherches, en quête de la moindre information intéressante. La plupart du temps, les sites sur lesquels je tombais étaient étranges et, parmi eux, un attira mon attention. Il s’agissait d’un article sur les difficultés qu’éprouvaient certaines personnes avec le système de Vénus. Les « aesthétiques », comme ils nous appelaient, n’avaient cependant aucune alternative et l’article concluait en disant que leur malaise s’estompait généralement avec le temps. Cette conclusion n’a fait qu’augmenter mon mal-être. Pourquoi personne ne prenait-il au sérieux ce que je vivais ? Mais de découvrir que je n’étais pas seule m’a donné une idée : je devais pouvoir, grâce aux réseaux, trouver d’autres personnes comme moi.
C’est ainsi que je suis tombée sur le post d’un certain « Primera » qui exprimait sa souffrance face à ce monde sans couleur. Dans les commentaires, des milliers de messages haineux et d’appel au suicide sont apparus en quelques minutes. Cela m’a figée sur place : je ne comprenais pas comment toutes ces personnes pouvaient lui envoyer autant d’horreurs. Une heure plus tard, son compte était effacé. J’ai compris que ma seule solution était de disparaître.
Trois jours avant mon anniversaire, j’ai pris toutes mes affaires et le premier bus pour la périphérie de Vénus. Comme le trajet durait deux heures, je me suis endormie. J’ai rêvé d’une fête à laquelle je ne participais pas. Je la regardais de loin. Soudain, quelqu’un me tendait la main en souriant, c’était Camilia. On s’est mises à danser. Au rythme de la chorégraphie, elle enlevait tour à tour son masque, son voile et finalement, sa robe trop longue sous laquelle s’en trouvait une autre, étincelante. Elle me semblait de plus en plus belle, et à cet instant, j’ai compris ce qu’était l’amour : cette envie d’être avec l’autre pour l’éternité car on l’aime pour ce qu’il est, dans sa singularité.
Je me suis réveillée au terminus. En sortant, j’ai découvert l’état pitoyable de l’endroit où j’étais arrivée. Les bâtiments étaient délabrés et il n’y avait pas âme qui vive. Il me restait à trouver la sortie de Vénus. Au coucher du soleil, j’ai enfin repéré un panneau rouillé qui indiquait la limite entre Vénus et le reste du monde. Au-delà, un désert de sable turquoise s’étendait à perte de vue. N’y avait-il donc rien en dehors de Vénus ? Je suis restée là, figée, je n’arrivais pas à accepter cette réalité insupportable… Pour moi, Vénus n’était plus une option.
J’ai donc pris la seule décision possible : avancer, dans l’espoir de trouver un lieu habitable au-delà de cette mer de sable. J’ai jeté derrière moi mes survêtements, marques du passé. J’ai marché deux jours sans m’arrêter, sans trouver le moindre signe de vie. J’ai dû me rendre à l’évidence : j’étais perdue et assoiffée, je ne tiendrais plus le coup bien longtemps. Pourtant, quelque chose au fond de moi me criait de ne pas abandonner, cela ne pouvait pas finir ainsi. Le lendemain, je suis tombée, à bout de forces. J’ai alors vu une lumière foncer sur moi. Ce n’était pas un mirage, mais un van, qui s’est arrêté à côté de moi. Deux personnes en sont sorties et m’ont attrapée. J’ai perdu connaissance.
En revenant à moi, de nombreuses images ont défilé devant mes yeux. Après quelques secondes, j’ai compris qu’elles représentaient des couples hétéro-sexuels parfaits. Étrangement, mon sentiment de dégoût à leur égard se transformait petit à petit en ce que j’avais ressenti dans mon rêve. Je compris l’abominable vérité : nous étions le jour de mon anniversaire, j’étais en train de subir l’opération. Mais celle-ci n’était pas seulement physique, elle était aussi mentale. Loin d’être une exception, j’étais la règle générale. Toutes les personnes mineures ressentent cette angoisse de la différence, cette conviction d’être seul. Et cette peur les empêche de se réunir et de se révolter. Quant à l’éducation, l’apparence douteuse des sites et les commentaires haineux dès que quelqu’un ose se dévoiler, tout cela est un produit du lavage de cerveau des adultes.
Je ne veux pas devenir comme eux. Je ne veux pas disparaître. Je dois résister… Mais c’est impossible, n’est-ce pas ? Mes paupières sont lourdes… J’ai tellement sommeil.
Au revoir, mes amis.
Adieu, Camilia.
À jamais, ma conscience et le monde.