Année 3220
I’ll take the second meal, please.
*micro* Proceed to the first check out.
*Grincements* Il est temps que je puisse sortir, pensai-je, les roues de ma chaise commencent à rouiller.
Arrivée à table, j’étais seule, comme à mon habitude. Dans le BUNKER49, on mange par famille. La mienne avait dû partir il y a bientôt deux ans pour laisser de la place aux nouveau-nés. J’ignore s’ils sont encore en vie. L’air extérieur est tellement pollué qu’on ne peut pas sortir sans combinaison.
Les autres familles ne prêtent pas attention à moi. Pour être honnête, je ne sais même pas si elles m’ont remarquée. Peu importe, étant donné que toutes parlent anglais depuis que les autres langues sont considérées comme mortes.
Mon grand-père m’a appris le français quand j’étais petite. C’est une langue qu’il affectionnait beaucoup, mais qu’une fois entré dans le bunker, on lui a interdite. Seul l’anglais est autorisé ici. Papy me montrait régulièrement des photos de sa jeunesse, à l’extérieur, il habitait une petite ferme avec sa famille, allait à l’école à vélo et s’occupait des animaux. Le monde était beau, fleuri, tout vert en été… Je n’ai jamais connu ce monde qui me fait tant rêver depuis ma tendre enfance. Trop risqué, selon les professeurs du bunker…
À mes 18 ans, une tradition à la majorité, je recevrai une combinaison qui me permettra de sortir une journée dans le monde extérieur, où mes ancêtres ont grandi. C’est un jour que chacun attend impatiemment dans ce trou à rat. On part seul visiter l’extérieur dans un périmètre prédéfini, puis on rentre. Au fond de moi, j’imaginais un monde spectaculaire…
*micro* Everyone goes back to their room.
Comme chaque jour, après les repas ou les cours, je rentrai nonchalamment dans ma chambre. Cette chambre que je détestais, remplie de souvenirs de ma famille dans tous les recoins. J’avais gardé un livre en français que mon grand-père avait écrit en cachette quand je n’étais encore qu’un bébé. Il parlait de la beauté de l’extérieur, de ses souvenirs et de l’espoir qu’il avait que je puisse, un jour, sentir le parfum d’une fleur, des forêts, de la vie… La couverture était débordante de coquelicots, ses fleurs préférées, dessinées par Maman, une véritable artiste !
La veille de son départ, Maman m’a raconté le jour de ses 18 ans, le meilleur jour de sa vie. Elle était sortie et avait directement apprécié l’atmosphère particulière qui régnait dans ce paysage qu’on ne connaissait que par le biais de nos leçons ou des photos affichées dans les couloirs. Elle m’a dit avoir vu des plantes qui recommençaient à pousser, malgré la poubelle géante qu’était devenue notre planète à cause de la pollution humaine. Demain, à minuit, le chrono sera lancé pour que je vive une journée la vie à laquelle j’ai toujours aspiré.
2 heures plus tard
It’s time for your daily exercise.
Ma chaise automatique m’emmena à la salle de sport commune où se trouvaient déjà d’autres adolescents plus jeunes que moi, pour m’entraîner comme je le fais minimum une heure par jour, afin de ne pas finir obèse et diabétique comme tous les fainéants avec qui je dois cohabiter. J’ai toujours fait du sport, même dans ma chambre, cela m’aide à évacuer les angoisses et étouffer l’envie de m’enfuir de cet endroit maussade.
En sortant, je me dirigeai vers la bibliothèque. Ce lieu me rassurait, comme un refuge. J’y lisais, assise par terre, le livre de mon grand-père, en boucle, jusqu’à le connaître par cœur. Ses paroles résonnaient en moi si fort que j’avais l’impression qu’il était là, assis à côté de moi, à me raconter chaque instant de sa vie. Il me susurrait à l’oreille d’y aller, d’écouter mon cœur, de réaliser mon rêve, prendre des risques, s’il le fallait.
Aujourd’hui, je n’allais cependant pas lire ce livre. Je me levai et parcourus les couloirs de la bibliothèque, remplie d’ordinateurs, de tablettes et d’autres gadgets informatisés. Une fois arrivée dans la catégorie « ancien », qui comprenait les livres en papier, je jetai un regard sur toutes ces merveilles. J’en pris un : Champignons comestibles ou vénéneux – les différencier. Je m’assis et me plongeai dedans. Demain, j’en verrai peut-être quelques-uns, pensai-je…
Vers 22 heures, on me pria de retourner dans ma chambre pour l’extinction des feux. Étrangement, je m’endormis assez rapidement, rêvant de mes proches et moi autour d’un feu, n’ayant jamais ressenti cette sensation de chaleur bercée de tendresse.
Dring dring
Ce matin-là, je n’eus pas le temps d’ouvrir les yeux qu’un garde en costume noir m’attendait sur le pas de la porte, une combinaison à la main. Je n’y croyais pas. Ce jour était enfin arrivé. Je m’habillai et suivis l’homme qui m’emmena dans un sas de décompression. Il m’enfila la combinaison, très épaisse, sur laquelle étaient fixées deux bouteilles d’oxygène équipées d’un système d’alerte qui me préviendrait à chaque vingt pour cent perdus et un masque transparent sur ma tête avec une oreillette. Tout se passait extrêmement vite, le stress et l’excitation montaient.
Ce mélange de sentiments se dissipa peu à peu quand il m’annonça que je devrais passer la prochaine heure à écouter ses discours sur la sécurité, la distance maximum que je pouvais parcourir et toutes les mises en garde que j’avais probablement déjà entendues un milliard de fois. Cette heure me sembla interminable, mais, une fois passée, l’impatience se transforma en inquiétude.
BOUM
La porte s’ouvrit. Je sentis une vague d’air frôler l’épaisse couche de la combinaison. Mon souffle se coupa un instant. Tout était si calme.
*micro* You can go out.
Je fis un pas en avant et pensai : « J’y suis, Papy, j’ai réussi. » Je relevai la tête, remplie d’appréhensions.
Lorsque je compris ce que je voyais, une larme coula sur ma joue, un sol tout sec, trois pauvres brins d’herbe asséchés, pas une fleur, ni un insecte… Le ciel était gris, je n’entendais pas un oiseau chanter, j’étais en plein désert. La déception fut si grande que je me mis à courir, courir sans m’arrêter, sans savoir où j’allais, avec pour seul but de trouver de l’eau, des fleurs, des animaux…
Le sport que je faisais au bunker paraissait ridicule face au nombre de pas parcouru, mais je continuai, le ventre creux, sans la moindre envie de rentrer au lieu que j’avais associé au terme « chez moi ».
La nuit tomba et j’aperçus un magnifique ciel étoilé, les nuages étaient partis.
Five percent oxygen remaining.
Dans trente minutes, je n’aurais plus d’oxygène. Je n’avais cependant aucune intention de retourner au bunker. De toute façon, je n’avais personne. Qui attendrait mon retour ? Qui s’inquiéterait si je ne rentrais pas ? Qui pleurerait en apprenant ma mort ?
J’étais essoufflée, transpirante, fatiguée.
Warning: Insufficient oxygen, me répétait la voix dans l’oreillette.
Je n’eus bientôt plus le choix. Je pris délicatement la tirette de cette combinaison qui m’avait maintenue en vie jusqu’à présent, tirai lentement, senti mes os trembler, mes poils se hérisser. Je n’avais plus rien à perdre. Je sortis ma main des gants qu’on m’avait donnés, quelques picotements apparurent. Je pris ensuite la décision d’enlever mon casque, relié à l’oxygène. Je bloquai ma respiration, de peur de respirer cet air inconnu.
Une brise fraîche me caressa le visage. Je pris mon courage à deux mains et inspirai un grand coup. Rien. Je respirais et étais toujours éveillée. L’air sentait bon. Je tendis l’oreille et perçus un ruissellement. Je m’en approchai et vis des chauves–souris virevolter au-dessus du cours d’eau.
Les gens dans le bunker ne savaient pas : il y avait à nouveau de la vie à l’extérieur. Étant donné mon retard, ils devaient me penser morte.
Mon esprit se vida, je me couchai sur le sol et admirai les étoiles qui s’étaient installées dans le ciel… Je m’endormis sereine, rassurée et apaisée.
Le lendemain matin, je me réveillai au son des oiseaux qui chantaient dans les arbres aux alentours. Affamée, je décidai de chercher quelque chose à me mettre sous la dent. Je parcourus des kilomètres, bravant le froid et la faim.
Une forêt se dressa devant moi, j’y cueillis quelques champignons, essayant de me rappeler ce que j’avais lu dans le livre que j’avais parcouru dans la bibliothèque.
Après un long chemin périlleux, je m’installai au sommet d’une falaise. J’avais face à moi la plus belle des vues. J’apercevais la mer, orange sous les reflets du soleil dans les vagues.
Année 3227
J’étais bien installée sur cette petite planète avec laquelle j’avais appris à cohabiter. Un petit garçon âgé de huit ans avait croisé ma route et m’accompagnait à présent dans toutes mes aventures, non sans péripéties. Chaque matin, je partais cueillir des coquelicots en mémoire de mon grand-père et de ma maman. Ils me manquaient.
Je vous aime, pensai-je, la main serrée contre ma poitrine.