Un matin de juin, en 2069, je me réveille en panique, j’ai oublié de programmer ma journée.
Mon patron m’avait bien expliqué que, si un jour, j’arrivais en retard, cela ne valait même pas la peine que je me déplace car je serais virée sur le champ. Mon patron a toujours été très à cheval sur les règles mises en place par le Chef. Le Chef est l’homme qui nous dit quoi faire,
qui nous dit quand nous pouvons nous exprimer ou non.
Il y a trente ans, nous aurions appelé ça le Président, il me semble. Je me dis que c’est la première fois que ça arrive et que, peut-être, j’aurais une infime chance de garder mon job. Je saute dans la douche, m’habille avec mon uniforme de travail et file dans ma voiture.
Heureusement, le trajet est déjà programmé dans la voiture. Je démarre donc et indique que je veux me rendre à mon travail. Je laisse ma voiture m’y emmener et j’en profite pour me préparer. Je me maquille et coiffe mes cheveux tout en regardant la route car je ne fais
toujours pas entièrement confiance en ces voitures autonomes, ça ne fait que dix ans qu’elles existent et je sais qu’il faut encore les améliorer. Lorsque j’arrive à mon travail, la dame de l’accueil me lance un regard transperçant et je comprends directement que je ne suis plus la bienvenue ici. Je préfère donc aller dans mon bureau pour aller chercher toutes mes affaires.
Je prends un carton et j’y mets le cadre avec la photo de mon premier jour de travail, mon ordinateur que j’avais l’habitude de laisser au bureau pendant la semaine, quelques documents qui pourront me servir plus tard et une écharpe qui était restée sur la chaise à côté de mon bureau. Je reste quelques minutes debout, immobile, en me disant que c’est la dernière fois que je serai dans ce bureau. Même si le job n’était pas évident et que le patron nous traitait comme des moins que rien, j’étais quand même attachée à ce petit boulot. Je décide de partir et je vois qu’il est déjà 9 heures, je reprends ma voiture et réfléchis à ce que je peux faire.
J’opte pour aller boire un café dans la brasserie qui est à 10 minutes du bureau. En arrivant sur place, je cherche une table libre cachée dans un coin car je n’ai pas envie que tout le monde remarque que je suis toute seule un lundi matin. Je vois une place, je m’assieds et je commande mon café sans sucre. De là, je vois un homme qui a plus ou moins mon âge et qui est également tout seul. Je suppose que lui aussi doit être mal à l’aise d’être ici sans personne à ses côtés. La machine vient m’apporter mon café et en tournant le regard, je vois que ce mystérieux homme me regarde avec insistance. Mes cheveux sont en pagaille ? Ma chemise est trop ouverte ? J’ai quelque chose entre les dents ? Rien de tout ça, je ne comprends pas ce qu’il me veut… Je décide de ne plus y faire attention et allume mon téléphone pour regarder les dernières infos. Rien d’intéressant aujourd’hui, sauf le 60e anniversaire du décès d’un certain Michael Jackson. C’était un chanteur très célèbre, paraît-il. Je n’ai jamais écouté ses musiques, j’irai les écouter plus tard car je viens de finir mon café et il faut que je rentre chez moi pour commencer à chercher un nouveau travail. J’appuie sur le bouton pour prévenir que j’ai fini, la machine avale ma tasse, me demande de payer. Je pose mon empreinte sur l’endroit prévu à cet effet et je me lève pour partir.
Lorsque je repasse à côté de l’homme solitaire, il me tend un papier ; je le prends et je m’en vais vite dans ma voiture. J’ouvre le papier et je vois une adresse et une heure, je le jette directement dans ma voiture sans y prêter une quelconque importance. Je rentre chez moi aussi vite que je peux car il est bientôt 18 heures et je n’ai pas envie d’avoir une amende car je suis restée dehors après le couvre-feu.
En arrivant chez moi, je me fais couler un bain chaud et je vais choisir un bon livre à lire pendant mon bain. Je prépare mes shampooings, mon gel nettoyant et plusieurs autres produits qui me relaxent. C’était une journée assez éprouvante aujourd’hui, mon renvoi, les fortes chaleurs, ma solitude au bar, etc. Je me pose dans mon bain jusqu’à ce qu’il devienne froid. Ça a duré plus ou moins 25 minutes. Je sors de mon bain et je me décide à faire mon CV pour pouvoir postuler pour un autre job. Au plus vite je m’y mets, au plus vite j’aurai un travail. J’ai oublié mon portefeuille dans ma voiture et j’ai besoin de quelques papiers qui sont dedans. Je prends mes clés et je vais dans ma voiture. En ouvrant la porte, je vois le papier de “l’inconnu”, je réfléchis 30 secondes et je me dis que je vais quand même le prendre, on ne sait jamais… Je prends mon portefeuille et je rentre vite dans ma maison. J’ouvre le papier et compose le numéro qu’il y a dessus et j’attends une réponse. Une voix d’homme retentit et il sait directement qui je suis. Nous parlons pendant plusieurs heures et décidons de se voir mercredi soir. Les deux jours qui suivent sont super stressants pour moi car l’homme mystérieux reste quand même un inconnu.
Mercredi arrive, je pense à cette soirée pendant toute la journée, je réfléchis à comment je vais m’habiller, me maquiller et toutes ces choses-là. Le soir arrive et je me rends à pied au lieu du rendez-vous. Je le vois super bien habillé et un bouquet de roses à la main. Je m’approche de lui et nous allons nous asseoir à la table du restaurant qu’il a réservé. Les heures défilent et je ne vois pas le temps passer. A la fin du repas, je me fais la réflexion qu’il fait bien trop noir pour que je rentre seule chez moi et pile à ce moment-là, il m’invite à passer la nuit avec lui.
Je réfléchis quelques secondes et je me dis que ça ne peut pas être une mauvaise idée. Nous partons donc du restaurant et allons chez lui. Il me fait visiter et, étrangement, je me sens chez moi. C’est très spécial comme sensation. Nous passons une superbe nuit ensemble et les semaines qui suivent sont les plus belles que j’ai passées depuis un bon moment.
Un dimanche de grand soleil, nous décidons d’aller courir dans le parc à côté de chez lui. Nous courons pendant bien 30 minutes. A un moment, je ne le vois plus. Il a couru tellement vite que je l’ai perdu de vue. Je continue. Plus loin, au détour du chemin, je l’aperçois. Il ne court plus. Il chipote à sa jambe. Est-il blessé ? Je m’inquiète. Pourtant, il ne montre aucun signe de douleur. J’essaye d’observer sa blessure d’un peu plus près tout en restant discrète. Je m’approche. Il me sourit, tout me paraît soudainement bizarre. Je me sens mal à l’aise. D’où me vient ce sentiment ? Comme si plus rien, tout d’un coup, n’était encore possible entre nous. Le temps se fige dans ma tête. Cet homme est un robot. Je ne peux pas.
Pourquoi avais-je ignoré les indices qui auraient dû m’interpeler quand j’y pense ? Il ne voulait jamais prendre de bain avec moi et je le regrettais. Il se levait souvent la nuit et mon demi-sommeil me renvoyait des bruits de métal. Je ne lui posais pas de questions au petit matin. Il me disait qu’il n’avait jamais eu de famille. Je ne demandais rien. J’avais voulu ignorer une vérité qui, là, dans cette lumière irisée de ce mois de juin, en plein milieu de ce bois qui m’est si familier, m’apparaît comme une évidence. Je ne suis pas prête à vivre cela.
Je prends peur, de moi-même, de ce monde, des autres. Je ne dis rien. Je le laisse repartir. Il court. Moi, je fais demi-tour, j’appelle un taxi, je rentre au plus vite chez moi prendre un bain chaud.
Bienvenue en 2069.