Europe, 2125
Après de nombreuses crises mondiales, le Gouvernement a fait un choix radical qui nous a tous sauvés ! Nous sommes désormais tous pareils, identiques, égaux ; que ce soit physiquement ou biologiquement. Cela nous a permis d’éviter beaucoup d’ennuis. Finis, les conflits pour savoir qui est le plus fort ! Finis, les injustices et discriminations physiques ou encore les concours de beauté grotesques ! Mais cette uniformisation a surtout permis un progrès scientifique immense : plus besoin de tester une multitude d’antibiotiques sur un patient pour le sauver. Nous réagissons tous de la même manière car les mêmes organes, molécules et cellules nous composent. C’est donc la fin de notre pire ennemie : la différence !
Cette avancée, qui a garanti la survie de notre humanité, a été instaurée en 2023. Après des années difficiles, l’Europe a pris les choses en main. Il a fallu trois générations pour atteindre la Perfection. Les scientifiques se sont alors concentrés sur notre conception. La procréation naturelle a été supprimée et chaque personne voulant enfanter s’est vu injecter un embryon créé par les chercheurs. Neuf mois plus tard, naissait un bébé parfait.
Je suis né il y a seize ans, jour pour jour. Je fais donc partie de l’aboutissement du projet : la génération des Parfaits. Mes parents m’ont appelé Noa en hommage à ma grand-mère, l’une des premières scientifiques à avoir travaillé sur l’uniformisation. Je ne l’ai jamais rencontrée jusqu’à aujourd’hui car elle est différente.
– Tu as assez de maturité maintenant pour qu’on te la présente !
J’avoue que je n’en ai pas très envie… Rencontrer une personne inconnue nous fait prendre des risques immenses… Il est en effet strictement interdit d’avoir une relation quelconque avec un Différent.
Malheureusement, en plus de la génération zéro dont fait partie ma grand-mère, il y a encore quelques bébés qui naissent imparfaits. Mais personne ne sait ce qu’ils deviennent. Plusieurs histoires circulent à leur propos. Il paraît que leurs cheveux sont jaunes, noirs ou orange et leurs yeux bleus ou verts. Si cette rumeur est vraie, ils ne doivent pas être très beaux : rien ne vaut nos beaux yeux et cheveux bruns aux reflets caramel !
Au lycée, on en parle souvent car mon amie Billie en a croisé un, une fois. Elle sortait de chez elle lorsqu’une personne étrange avec un capuchon noir lui a demandé si elle connaissait un endroit discret et au calme. Elle m’a raconté qu’elle avait à peine eu le temps de lui répondre que déjà, un haut-parleur diffusait : « Alerte à tous les habitants du district… Différent en liberté… Rejoignez les abris et attendez le prochain signal… »
La garde de l’État a débarqué dans la seconde qui a suivi. Billie a eu le temps de voir la chose qui la traumatise encore maintenant. Elle n’a jamais voulu m’en dire plus, mais je sais qu’elle a dû consulter un grand nombre de spécialistes pour s’en remettre, dont un psy gouvernemental qui lui a posé un tas de questions du style : As-tu eu des échanges avec le Différent ? Que t’a-t-il dit ?
– Troisième sortie à droite, direction… La Louvière, je crois.
– Tu crois ou tu en es sûre ?
– J’en suis sûre, mais ça fait tellement longtemps que je ne suis pas venue…
L’échange de mes parents me tire de mes pensées et mes yeux s’évadent à travers la vitre de la voiture. Cela fait bien une demi-heure que nous avons quitté la ville et le paysage s’est métamorphosé. Plus rien ne m’est familier dans tout ce qui m’entoure. De grands poteaux bruns avec une touffe verte sur le sommet ou encore, au loin, un chemin d’eau hantent le décor, tout à fait différent de Bruxelles où tout se ressemble et où rien ne m’est inconnu. Ce n’est pas pour autant que je m’y perds moins, il m’est impossible de retrouver mon chemin sans EE-Mapp (Europa Etat-Mapp). Mais là-bas, au moins, je me sens rassuré.
Depuis quelques minutes, j’ai une boule au ventre ; peut-être est-ce parce que j’ai mangé trop de gâteau, ce matin ? Mais alors, pourquoi mes mains sont-elles si moites et pourquoi le moindre bruit me fait-il sursauter ?
– Nous sommes arrivés, dit mon père en garant la voiture à côté d’un des curieux poteaux.
Ma mère se retourne alors vers moi.
– Tu sais, Noa, c’est normal que tu te sentes bizarre…
– Je suis si pâle que ça ?
– Tu découvres l’inconnu, mais ne t’inquiète pas, la peur est un sentiment qui n’est ni désagréable, ni inutile.
La peur ?
Nous sortons de la voiture. Une vieille dame apparaît sur le pas de la porte d’un immeuble miniature et délabré.
– Approche, mon enfant !
J’obéis silencieusement et nos regards se croisent. Mon cœur s’accélère et la boule dans mon ventre aspire tout mon être. Ses yeux… ses yeux ? Tout était donc vrai ? Son iris est d’un vert si hypnotisant que je n’arrive même plus à voir ce qui m’entoure.
– Ne t’inquiète pas, je ne te veux aucun mal, je suis ta grand-mère.
Je m’en doute, mais une voix dans ma tête me chuchote : « Comment une personne aussi étrange peut-elle être humaine comme moi ? »
Mes parents entrent dans la bâtisse. Machinalement, je les suis. La vieille Différente, ma… mamie, nous installe dans son salon. C’est une pièce remplie d’objets curieux : de gros bouquins pleins d’images, des statuettes énigmatiques et des insectes accrochés dans des cadres.
– Je suis désolée de t’avoir dérangé le jour de ton anniversaire. Je sais à quel point c’est un jour important pour les jeunes de ton âge. Je t’ai fait venir car il faut que tu saches…
Comment peut-elle savoir ce qu’une jeune personne parfaite comme moi ressent ? Que peut m’apprendre une Différente ?
– Comme tu le sais, je ne suis pas comme toi…
– Non, c’est vrai, je réponds sur la défensive.
– Noa, laisse ta grand-mère parler…
– Je suis différente. Il faut que tu saches que nous nous sommes tous trompés, la différence n’est pas notre ennemie ! Ces derniers temps, les scientifiques sont allés trop loin. Ils ont élargi leurs études et ont réussi à prendre le contrôle du cerveau afin de le « perfectionner ». Malheureusement, les recherches sont tombées dans les mains de l’État et le Gouvernement y a vu une opportunité. En supervisant et contrôlant le dernier organe qui nous distingue, ils vont faire de la race humaine une armée d’êtres sans idées ni avis, asservie et prête à faire n’importe quoi. Il est encore temps, Noa… de redonner une âme à notre humanité !
Ces derniers mots ont résonné longtemps dans ma tête avant que je ne comprenne vraiment ce que cela signifiait. Notre génération devra se battre pour sauver notre plus grande force : la Différence.