Automne 2025, des feuilles multicolores tombent des arbres et transforment le jardin de Mathilde en éden pour les pupilles, un tapis dans les tons orangés qui donne envie de se jeter dedans et de faire l’ange de la même manière qu’un enfant le ferait dans la neige. Mais tout ça, Mathilde n’en sait rien.
Depuis plusieurs mois elle ne sort de chez elle qu’en cas d’extrême nécessité. Ce qui à vrai dire n’arrive pas très souvent… Ses parents lui imposent quand-même de se rendre chez la psychiatre chaque mois et de participer aux diners de Noël avec toute la famille pour qu’elle ne reste pas enfermée en permanence. Mais en dehors de ces obligations, ses déplacements se résument à traverser l’appartement de sa chambre à la cuisine et de temps en temps, à la salle de bain. Cliché d’un adolescent asocial et déscolarisé. Il lui arrive quelques fois de parler un peu à ses parents mais elle est toujours sur la défensive, comme si tout en dehors de sa chambre était synonyme de danger pour elle.
Lundi « matin », elle se réveille, il est 14h00. Premier réflexe : Mathilde attrape son téléphone et vérifie que personne ne se soit désabonné de son compte Instagram. Une habitude devenue maladive pour elle. Et ce matin c’est le cas. Impossible de rester sans rien faire. Elle tente de récupérer un ou deux abonnés en postant une nouvelle photo, d’un livre de poème. Elle ne l’a pas lu mais peu importe. Les gens n’en sauront rien et puis plus personne ne partage sa vraie vie sur les réseaux sociaux. Elle ajoute, en guise de légende, une phrase choisie au hasard au milieu du livre et le referme. Rien, aucun nouvel abonné, aucune notification. Deux jours passent et toujours rien. Ça y est : elle n’a plus aucun contact avec le reste du monde. Il ne lui restait que ce compte Instagram et elle s’était souvent demandé comment elle survivrait sans lui. Elle n’a plus d’amis, plus de passions, plus de centres d’intérêts. Jamais elle ne réussirait à changer ses habitudes et à retourner à sa vie d’avant… trop dur.
Elle y repense parfois, à sa vie d’avant. L’époque où elle sortait voir ses amis, faire la fête, visiter des expos et se rendait à des évènements, l’époque où elle mentait à ses parents pour filer en douce voir ce garçon dont elle était amoureuse. Puis, ce garçon, du haut de son mètre quatre-vingt avec ses cheveux décolorés et son style de bad boy, l’a complètement brisée. C’était le 9 novembre 2020. Ce jour-là, elle a perdu le gout en la vie, toute confiance en elle-même et en les autres. C’est là qu’elle a commencé à s’enfermer dans sa chambre. D’abord quelques heures puis tout le weekend, jusqu’à sécher les cours et ne plus jamais y retourner. À quoi bon nouer des liens avec des gens s’ils finissent par te faire du mal une fois que tu t’attaches ? À quoi bon essayer d’être heureuse, si c’est pour se prendre le mur ?
Il est 14h30, elle se décide enfin à sortir de son lit. Et puis merde, elle n’a plus rien à perdre. Elle reprend son téléphone et se lance. Elle poste une nouvelle photo, une photo d’elle cette fois. En mettant pour légende tout ce qu’elle a sur le cœur, un long texte dans lequel elle parle de la difficulté de vivre dans la dépression et de la façon dont les gens décrédibilisent sa maladie mentale parce qu’elle n’est qu’une adolescente, parce qu’elle n’a jamais rien vécu d’assez grave pour prétendre se sentir aussi mal. Elle y explique combien ne pas se sentir comprise augmente son mal-être et sa peur de continuer à vivre dans un monde si dur où tout semble basé sur le jugement. C’est la première fois qu’elle parle d’elle sur ses réseaux, la première fois que ce qu’elle dit revêt un réel sens à ses yeux et la première fois que le nombre de like lui importe peu. Étonnamment, pour la première fois depuis longtemps, son téléphone n’arrête pas de sonner, des dizaines le premier jour, des centaines dans le courant de la semaine puis des milliers de personnes au bout d’un mois qui aiment et commentent sa publication. Elle reçoit des tonnes de messages de remerciement d’inconnus qui disent qu’ils se reconnaissent dans ce qu’elle dit et que cela les aide beaucoup. Elle a l’impression d’avoir enfin de l’importance, qu’on fait attention à elle. Elle n’a pas ressenti ça depuis longtemps et elle ne veut pas que ça s’arrête. Alors elle poste de plus en plus de photos, elle parle de sujets différents chaque fois mais elle doit être prudente…
Depuis la réforme de 2022, plus personne n’a le droit de contester les lois même de manière non violente sous peine d’être arrêté et emprisonné pour une durée minimum de 5 ans. C’est le retour de la censure. La liberté d’expression est très limitée. Et quand Mathilde ose aborder le sujet de la transidentité ou de la cause de la communauté LGBTQ+ elle sait qu’elle prend de gros risques. Mais elle s’en fout. Elle a l’impression d’avoir une place dans ce monde, un rôle à jouer. Et les risques ne lui font pas peur. Après tout « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Au moment où elle réalise ce qui pourrait lui arriver, elle transforme son compte en compte anonyme, supprime toute trace de son prénom et n’expose plus son visage mais continue à poster. Le temps passe et elle totalise de plus en plus d’abonnés et de messages. Elle continue comme cela pendant des mois et le pseudonyme de « soldate numérique » devient viral. Elle a enfin une nouvelle raison de se lever le matin, une nouvelle routine. Programme d’une journée type : manger, dormir, regarder un ou deux films et poster une nouvelle photo. Ce nouveau rythme lui convient assez bien. Les choses prennent vite de l’ampleur mais Mathilde reste dans sa bulle. Elle ne regarde pas les comptes des autres, ne parle qu’avec ceux qui viennent vers elle et uniquement de sujets futiles, elle ne se rend pas compte de l’impact qu’elle peut avoir. C’est donc sans s’en apercevoir qu’elle devient l’une des influenceuses les plus suivies du pays. Au bout d’un an son compte cumule plus d’un million d’abonnés. Bien que les choses semblent aller mieux, elle ne sort toujours pas de chez elle et n’a toujours renoué aucun lien avec personne hormis les quelques relations virtuelles qu’elle a pu construire. Même quand il s’agit de discussions par messages elle coupe souvent court au bout de quelques jours pour être sure de ne pas se mettre en danger. Elle pense toujours, malgré son succès, que ce qu’elle fait ne sert à rien. Les likes qu’elle reçoit lui font certes plaisir mais au fond d’elle, elle pense que ça ne change rien pour les gens, pour le monde. C’est là que le drame survient. Un matin, au moment d’aller chercher ses céréales dans la cuisine elle laisse tomber son téléphone sur le carrelage. Il n’en reste pas grand-chose, seulement quelques pièces et un écran cassé gisant sur le sol froid. Elle les regarde tétanisée pendant quelques secondes et se met à rire nerveusement, puis d’un coup, se met à pleurer. Ça fait longtemps qu’elle n’a pas pleuré, pas comme ça du moins. Elle ne sait plus quoi faire, sans ce téléphone et l’accès aux autres qu’il représente, elle est perdue. Elle retourne dans sa chambre, s’assied sur son lit et attend. C’est là qu’elle a le déclic. Tout ne peut pas reposer uniquement sur un simple objet. Elle doit réapprendre à vivre sans, à vivre autrement et elle doit commencer maintenant… À vrai dire vu l’état de l’appareil elle n’a pas trop le choix.
Elle commence par ranger sa chambre, faire son lit. Elle retrouve dans son antre un tas d’affaires et de vêtements qu’elle n’a pas vu depuis très longtemps. Elle s’y met pendant deux heures puis abandonne et se remet à dormir. Le lendemain c’est reparti. Une heure de plus par jour environ. Au bout d’une semaine elle retrouve une chambre digne de ce nom et recommence à s’intéresser à la lecture. Au bout de deux elle se lève même parfois avant midi et mange avec le reste de sa famille. Elle a réussi à tourner la page sur cette période sombre de sa vie mais elle veut plus que cela, elle veut changer de livre.
Elle hésite longtemps mais finit par oser. Elle sort de sa chambre, va trouver sa mère et lui demande de l’accompagner dehors. Même si elle est très surprise, sa mère accepte volontiers et sort avec elle. Arrivée dehors, Mathilde est ébahie. Le parc est plein. Tout le monde semble heureux et épanoui. Une image surréaliste pour Mathilde qui se souvenait d’un monde hostile réfractaire à la différence. Et ce qu’elle n’aurait jamais cru a pourtant eu lieu. Les gens affichent leurs religions sans craintes, les couples, homosexuels ou non se tiennent la main, les gens s’habillent comme ils veulent, il y en a pour tous les gouts. Sur le T-shirt de quelques personnes, elle voit des slogans venants de son compte Instagram. Elle décide de s’approcher d’une fille qui en porte un, assise seule sur un banc. Elle engage la conversation en lui demandant ce qui est en train de se passer. Celle-ci lui explique alors que depuis les discours d’une certaine « soldate numérique », les gens ont de moins en moins peur de vivre leur vie et osent désobéir aux règles. Mathilde sourit : sa mission est accomplie et sa vie peut maintenant, vraiment, recommencer.