Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres.
« Les énergies non recyclées ou non renouvelables sont interdites depuis la loi du 20 septembre 2057. » C’est ce que nous dit madame Ménélas. À nous d’expliquer pourquoi. Je m’y mets petit à petit, mais j’ai toujours eu du mal avec ça. Avec le reste des cours aussi, mais il faut avouer que je ne fais pas énormément d’efforts. Ce n’est pas de ma faute. Je n’aime pas travailler. Observer les étoiles, laisser mes pensées voguer au fil des astres, c’est déjà toute une occupation. Alors, me forcer à réfléchir à propos d’un sujet que je n’ai pas choisi, ça ne me plaît pas du tout. Me voilà encore distraite, la professeure me le fait remarquer. Elle me demande de quoi nous parlons. Ma tablette affiche une barre pour perte d’attention. Je balaye rapidement cette notification et j’essaie de m’exprimer :
– Avant 2050, les gens ne faisaient pas attention à l’énergie qu’ils consommaient. Cela peut être justifié par le fait qu’ils n’étaient pas bien informés.
– Et nous sommes en surpopulation… Évidemment, nous savons à quoi c’est dû, mais nous ne savons pas comment régler le problème.
Je bégaye, mais je n’arrive pas à remettre mes idées en place à temps. Elle se retourne pour me faire comprendre qu’il est trop tard. Je n’ai pas su répondre assez vite et elle ne manquera pas de le noter sur mon compte élève. Une nouvelle barre pour perte d’attention éclaire ma tablette en veille. Encore une, et je suis cuite. Elle reprend :
– La population dépassera bientôt les vingt-deux milliards, ce qui est terriblement néfaste pour la planète. Le Congrès écologique a annoncé il y a cinq mois qu’une solution avait été mise au point. Elle va être testée et mise en place dans quelque temps, mais ils ne se sont pas encore prononcés à propos du processus. Passons à la maladie actuelle. Elle a été repérée au nord de -l’Amérique, il y a trois jours. Nos frontières sont déjà fermées, comme vous le savez. Mais ce qu’il y a de spécial avec ce virus, c’est qu’il est de type hélicoïdal. Quelqu’un sait-il ce que ça signifie ?
Elle continue pendant vingt minutes. C’est long, mais nous passons rapidement d’un sujet à l’autre sans rien approfondir. C’est une des choses que j’apprécie dans ce cours, même si je ne lui accorde pas beaucoup d’attention. Pollux me regarde désespérément, puis se retourne. Il a l’air soucieux, aujourd’hui. Je lui envoie un message pour demander ce qu’il se passe. Moins de trente secondes plus tard, j’ai une réponse : « Je ne suis pas à l’aise, quelque chose ne va pas dans cette école. » Je lui demande des détails, mais il n’arrive pas à m’expliquer son malaise. Je lui réponds d’essayer de se détendre et de rationaliser. Le cours reprend.
Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue.
Il est quatorze heures pile quand madame Ménélas finit sa dernière phrase concernant les risques évités grâce aux mesures prises par le gouvernement. Nous nous levons tous ensemble et nous nous dirigeons comme d’habitude vers le lieu de pause, la plaine. C’est mon moment préféré de la journée : deux heures de silence imposé dans un jardin où notre seul devoir est d’observer la vue. On nous a appris que le silence ainsi que l’oxygène naturellement rejeté par les plantes augmentent considérablement la productivité. Depuis cette découverte, nos moments de détente sont réglés. Cela évite que certains n’occupent leur temps de manière fâcheuse. Il faut admettre que ceux qui en ont décidé ainsi nous privent de quelques libertés, mais personnellement, ça ne me dérange pas.
Aujourd’hui, l’accompagnateur change de direction. Il ne tourne pas à droite après le laboratoire, mais continue tout droit.
– Cette fois, vous n’aurez pas la pause dans votre lieu habituel. Un nouveau jardin a été ouvert spécialement pour vous et la classe Y. Suivez-moi.
Notre classe est la classe Z, la classe Y fait sa pause une heure avant la nôtre. La meilleure classe est la A. Vous vous doutez de notre position, mais cela se joue à peu de chose et de toute façon, les professeurs ne font pas de différences entre nous et les autres classes, alors, ça ne me touche pas plus que ça. Pollux s’arrête. Je lui demande :
– Ça ne va pas ?
– C’est louche. Depuis des années, on ne change pas de lieu de pause et aujourd’hui, oui !
– Tu te poses toujours trop de questions, relativise. Qu’est-ce qu’ils pourraient faire ?
– Je ne sais pas.
– Voilà. Allez, viens. On va finir par perdre le groupe.
– Non, vraiment, je ne le sens pas.
– Où veux-tu aller ?
L’accompagnateur nous appelle :
– Allez les derniers, on se dépêche !
De toute façon, nous n’avons pas le choix.
Le professeur ouvre les portes sur une gigantesque plaine magnifique. Je m’avance et m’installe un peu à l’écart des autres sur un tapis de jonquilles. Il fait bon. Le soleil jaune nous éclaire de sa lumière chaude. Il caresse mon visage et je sens que je vais passer un moment agréable. L’air n’est pas comme d’habitude. Son odeur anormalement forte, comme si on y avait insufflé des vapeurs, me rappelle la menthe et le citron. Je ferme les yeux un instant pour entendre le sifflement des loriots me chatouiller les oreilles. J’ouvre à nouveau les yeux. Ma main passe à travers les douces fleurs tapissant la vallée qui s’étend jusqu’à un lac brillant de reflets argentés. Sa teinte bleue grisée me rappelle la colossale baleine que nous avons étudiée il n’y a pas longtemps. C’était un peu après l’étude du réchauffement climatique. Il a duré jusqu’à ce que la révolution du 14 janvier 2028 mette un coup d’arrêt aux grandes entreprises qui contrôlaient le monde d’avant. J’ai entendu que dans le passé, la mode consistait à vendre les choses les moins durables pour faire croître les bénéfices… je ne comprends pas comment ces entreprises étaient populaires si leurs produits étaient de mauvaise qualité. Maintenant, il y a beaucoup trop de décrets qui interdisent ce type de vente. On dirait que la crainte d’une pollution généralisée a traumatisé la population. Cela ne fait plus partie de nos inquiétudes actuellement et les mers ont retrouvé une température normale. La plupart sont descendues de niveau. Je ne sais pas où me placer par rapport à tout ça, les professeurs aiment dire que nous devons être fiers de ce que nos peuples ont fait pour réparer la Terre. Mais s’ils ont dû faire ça, c’est parce qu’avant, nous avions été la cause de beaucoup de dégâts. Mes pensées s’égarent…
Dieu créa les grands poissons et tous les animaux vivants qui se meuvent, il créa aussi tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu fit les animaux de la terre selon leur espèce.
J’aime voir le lac, il est grand et beau, mais il est surtout vivant. Des milliers de poissons sautent en dessous et au-dessus de cette surface aquatique. Certains sont grands comme la carpe, d’autres plus colorés comme le gardon, ou comme celui, là-bas, qui flotte le ventre à l’air : je ne connais pas son espèce. Je n’ai jamais étudié de poisson bipède. J’ai l’impression qu’ils ont tous une personnalité différente, qu’ils se rendent compte qu’ils ont échappé à la catastrophe naturelle, qu’ils savent que grâce aux résidus génétiques, nous avons pu reconstituer la flore et la faune décimée. Je me demande comment il est possible que les gens aient attendu si longtemps pour réagir. On aurait dit qu’ils jouaient au continent qui tenait le plus longtemps avant d’adapter leurs lois. Que, comme le prédateur qui rampe jusqu’au dernier moment avant de bondir, ils se faufilaient entre les herbes, espérant qu’une solution viendrait d’elle-même. Comme si une gazelle s’était déjà rendue délibérément dans la gueule du guépard ! Tout carnivore sait pourtant que c’est à lui de chasser pour se nourrir ! Ne savions-nous pas que c’était à nous de prendre de nouvelles résolutions pour changer les choses ?
Une brise mentholée me ramène à la réalité. Je passe ma paume contre le velours vert pomme de l’herbe et lève la tête. Pollux n’est plus à sa place. Je ne sais pas pourquoi, mais il est parti. Je le cherche un peu et le vois près des portes de sortie à côté de la directrice. Que fait-elle là ? Ils parlent un instant et elle l’accompagne vers les couloirs. Tant pis, il n’aura pas de pause.
Dieu créa l’homme à son image.
Ulysse me regarde. Ses cheveux bouclés soufflés par le vent animent son visage au regard vide. J’ai beaucoup de peine pour ce garçon. Nous sommes pourtant partis des mêmes bases. Mais nous ne nous développons pas tous de la même manière, ni à la même vitesse. Il y a eu beaucoup d’études ces dernières années à propos de cela. Nous avons passé plein de tests visant à offrir les meilleures conditions de développement aux élèves. Ce qu’il y a de bien, c’est que contrairement au passé, les différences sont justifiées, à présent. Là où les inégalités se creusaient en fonction du sexe, de la nationalité ou de la religion, ce que je trouve parfaitement injuste, elles s’établissent désormais en fonction des capacités et des aptitudes. Ce n’est pas encore parfait, évidemment. Par exemple, dans ma classe sont rassemblés les moins aptes et même si nous ne sommes pas censés le savoir, cela paraît évident et probablement démotivant pour certains comme Ulysse. Il est le moins doué de notre classe et il le sait. Le problème, c’est que les professeurs nous font passer le message, involontairement bien sûr, que nous sommes les moins utiles à la société.
Le vent fait bruisser les branches des grands chênes. Je parcours la forêt du regard, une légère odeur de sapin me chatouille les narines. Un petit écureuil grimpe le long d’un des troncs. Son pelage a l’air aussi doux que la peau d’un bébé. Il monte se réfugier à l’intérieur d’un creux pour manger quelques noisettes. Moi aussi je commence à avoir faim. Dans quelques minutes, ce sera la fin de la pause. Nous nous lèverons et j’irai manger une pomme avec Ulysse. Nous partagerons notre ressenti à propos de ces deux heures de détente et puis la journée continuera normalement avec un cours de biologie. Le vent souffle plus fort, une branche tombe. Ulysse aussi.
Je ne comprends pas, ça ne doit pas être normal et pourtant, ça ne me choque pas. J’ai l’impression de planer en ce moment, comme si je flottais au-dessus de l’herbe. Ma tête se met à tourner et je commence à comprendre. Comme des pièces de puzzle qui s’assemblent. On nous a glissé quelques indices aujourd’hui, afin de permettre aux plus intelligents de s’en sortir, mais peu sont assez vifs d’esprit. Les cours sur la surpopulation, la solution dont personne ne veut parler, notre classe, la moins douée, le changement de plaine et la directrice présente sur les lieux : Pollux avait raison. La Solution pour mettre fin à la surpopulation, je viens de la comprendre. Je tente de me lever, mais il est trop tard. Je m’allonge doucement, observe une dernière fois le paysage paradisiaque, les jonquilles, le soleil chaud, la brise mentholée, le lac avec ses poissons et les quelques oiseaux. Finalement, ça ne me dérange pas que mes yeux soient ouverts pour la dernière fois, si c’est ici.
Dieu se reposa de tout le travail qu’il avait fait.