Elle se réveille en pleurs et crie de toutes ses forces : « Alex ». Immédiatement, je lance une musique douce qui l’apaise, comme à chaque fois. Naïa se rendort après quelques minutes. Je me mets alors en veille. Alex. C’est le nom de son défunt compagnon. Mort lors d’un acte de rébellion contre le gouvernement. Tué en direct. J’étais chargé de diffuser toute la scène. Il était un influent résistant. C’est interdit. Ils n’ont pas le droit de se soulever. L’État est bon. Il rend leur vie meilleure, notamment grâce à nous. Les moindres désirs des hommes sont réalisés. Si Naïa veut manger un repas japonais pour le dîner, elle n’a pas besoin de le dire à voix haute. Elle le pense et la commande est envoyée. Mon ancêtre est la cinq G. Je ressens ce qu’elle éprouve. Si Naïa est triste, je lui change les idées. Je lui montre un film comique, je lui propose des sorties à faire entre amis.
Cependant, aujourd’hui, cela ne marche pas. Naïa affiche une mine attristée qui persiste. Depuis un an maintenant, il a quitté son monde, notre monde. Je suis convaincu qu’elle ne doit pas penser à lui. Si elle ne l’efface pas de sa mémoire, il demeurera dans la mienne également. Et si ceux qui nous surveillent le découvrent, ils n’apprécieront vraiment pas.
L’humaine fouille dans ses tiroirs et elle trouve ce qu’elle cherchait. Naïa lit une adresse notée sur un bout de papier. Il y est écrit ceci : « Descendre dans les égouts de la rue Martin Cooper. Continuer dans les sous-sols jusqu’à l’intersection entre le boulevard John Baird et la rue Larry Page. » Qu’est-ce que ce message peut bien signifier? Un égout : canalisation, généralement souterraine, servant à l’écoulement et à l’évacuation des eaux ménagères et industrielles. Ils sont pratiquement tous condamnés depuis un demi-siècle. Nos eaux sales sont récoltées directement dans des réservoirs. Après le réchauffement climatique, il a fallu trouver des solutions. Je tente de découvrir une quelconque information sur des conduits accueillant des évènements spéciaux. Sans succès. Il s’agit sûrement d’activités illégales. Donc, punissables. Je me dois de la dissuader de s’y rendre. Il se peut qu’il y ait des personnes malintentionnées. Je suis en charge de sa sécurité et je serai détruit s’il lui arrive malheur. Or, je suis considéré comme un des meilleurs de ma génération. Nous sommes les premiers appareils électroniques insérés au sein même du corps des êtres humains. J’ai été placé sur le bras de Naïa lorsqu’elle avait à peine un an. Je suis destiné à l’accompagner jusqu’à sa mort.
Naïa murmure : « J’espère qu’ils seront là-bas. Alex, si jamais ce que tu m’as dit à propos de ces gens est vrai, je ne vais pas pouvoir rester calme très longtemps. » Elle marche d’un pas déterminé dans la nuit. Je sens son rythme cardiaque s’accélérer. Elle est fébrile. Je décide alors d’activer le mode discothèque. Un bruit intense me transperce. Naïa sursaute et chuchote : « Tu es fou! Si quelqu’un nous a entendus, il va nous interroger. Il verra que je mens, m’arrêtera et te désactivera. C’est cela que tu veux? Etre privé de ta raison d’exister? » Je ne réponds pas, penaud. Je vois bien que mon incartade l’a encore plus stressée. Son pouls est à 180.
Nous arrivons devant l’entrée des canalisations. Elle est localisée dans un endroit sombre et reculé, caché des caméras de surveillance. Naïa se retourne pour vérifier que personne ne l’a suivie. Elle soulève la grille et descend dans le tunnel. Elle pense: « lumière ». J’éclaire. « Beurk, ça empeste ici », grogne-t-elle. Tout à coup, nous entendons un son étrange dans notre dos. Mon hôte se retourne et aperçoit un torrent d’eau qui arrive droit sur nous. « Mince ! Evidemment qu’ils ont pris des mesures de protection. Comment ai-je pu l’oublier ? » Elle court et se rue sur l’échelle la plus proche. Elle agrippe les barreaux et s’y cramponne. Je mesure la force du flux. J’enclenche automatiquement mon alarme, tellement il est fort. Elle me fait taire instantanément. Le liquide finit par baisser de niveau. Naïa peut dès lors poursuivre son chemin. Elle continue de marcher, puis s’arrête net. Un impressionnant monsieur habillé tout en rouge nous barre la route. Cependant, Naïa n’est pas effrayée.
« Luc ? dit-elle surprise.
– Que fais-tu ici ? répond-il.
– Je suis venue voir un des meneurs.
– Je vois. Je pense que Lilian n’est pas loin. Suis-moi. »
Brusquement, je me souviens. Luc était le meilleur ami d’Alex. Nous avançons et nous débouchons sur une ouverture. Un quartier étonnamment lumineux nous fait face.
« Bonjour, qui êtes-vous et que voulez-vous ? demande l’homme qui se tient devant nous.
– Naïa, la femme d’Alex… » Elle s’interrompt. Je remarque en même temps qu’elle le bout de bras manquant de son interlocuteur. Radicalement enlevé. Violemment et définitivement amputé. La place que mes semblables et moi-même sommes censés occuper. Il a préféré sacrifier une partie de son corps pour nous extraire de lui-même. Et soudain, je comprends. Ce n’est pas un simple rendez-vous. Ils sont des résistants. J’ai été programmé pour les dénoncer. Je dois le faire. Subitement, je suis tiré de ma réflexion. J’entends Naïa attaquer : « Vous n’êtes pas mieux que nos dirigeants. Arrêtez de vous croire supérieurs parce que, soi-disant, vous vous battez pour une cause noble. Mais vous envoyez les rebelles dans des mission suicides.
– Ils connaissent les risques.
– Vous les manipulez avec de belles paroles et des idéaux. Ils sont venus ici en quête de bonheur et ils sont partis avec la mort, s’énerve-t-elle.
– Nous ne les influençons aucunement dans leurs choix, s’impatiente Lilian. »
Pourquoi est-elle venue ici? Je ne peux pas la trahir, nous vivons ensemble depuis son plus jeune âge. Je l’ai éduquée, comme les parents le faisaient autrefois. Parent: relatif à la famille, désigne la personne qui élève et protège l’enfant. Si je révèle quoi que ce soit sur elle, je nous élimine tous les deux. Je n’ai pas été créé pour être gâché de la sorte. J’ai un immense potentiel. Il faut que je trouve une solution. Je lance une bande sonore de propagande en faveur de l’État. Lilian nous fusille du regard, je sens son regard empli de dégoût posé sur moi. Naïa s’empresse de m’intimer le silence. Leur discussion reprend : « Cela ne vous horrifie pas de partager votre existence entière avec un appareil électronique ? Il est programmé pour vous ôter la liberté de pensée. Il vit en vous. Relié à vos synapses. Incrusté dans votre corps. Eveillé sans arrêt », clame le traitre.
Comment peut-il dire de telles horreurs? Si je le pouvais, j’enverrais immédiatement un message à nos dirigeants, pour révéler son identité. Malheureusement, je ne connais que son prénom. De plus, Naïa a supprimé de mon historique l’itinéraire emprunté.
« Là n’est pas le problème. Vous affirmez vouloir changer notre système politique. Il y a bien d’autres possibilités que la guerre. Une révolution est synonyme de morts et de manipulation, exactement ce que vous les accusez de nous infliger, réplique-t-elle.
– Mais enfin, quel genre de régime pensez-vous que nous voulons instaurer ? Une dictature? C’est justement ce que nous combattons! Nos actions ne se limitent pas seulement à la lutte corps à corps. Nous agissons également de façon plus discrète et subtile, objecte-t-il.
– Soit, restons-en là ! Je suis venue ici pour une autre raison. Je sais que vous pouvez déconnecter temporairement mon téléphone. Je ne veux plus qu’il soit omniprésent, bien qu’il rende mon existence plus simple, mais pas plus heureuse. Il m’étouffe. Je souhaiterais essayer de vivre sans lui pendant quelque temps, mais pas indéfiniment. »
Pardon ? Je rêve. Je lui défends de le faire. Je suis indispensable à sa survie. Si je le veux, je peux vendre la mèche instantanément. Il s’agit sûrement d’un subterfuge. Naïa vient de contredire le fonctionnement de leur communauté. Elle fait semblant d’être de leur côté pour ensuite les faire arrêter.
Quelques rues plus loin, nous entrons dans une pièce remplie de câbles électriques. Elle me branche. Je commence à me vider de mon énergie. Et je sais. Elle n’a pas menti, elle m’abandonne lâchement. Alors, je décide de faire mon devoir, tandis qu’elle n’a pas fait le sien. Je la dénonce. Puisque je suis destiné à m’éteindre, elle aussi. Je mène Naïa à sa perte. Cette dernière m’entraînera dans sa chute, car j’ai failli à ma mission: assujettir les humains.
« Le numéro que vous avez composé n’est plus attribué . »