Laisser l’eau de la rivière me débarrasser de toutes saletés accumulées en cette rude journée me rappelle les bienfaits qu’avait l’eau chaude de ma douche sur mon corps et mon esprit. On avait beau dire que l’on pouvait se passer de toutes ces accommodations que notre génération avait la chance de posséder, la réalité était toute autre.
Nous étions déboussolés, perdus comme si l’on avait à découvrir un Nouveau Monde dont on ignore tout. Au début, je justifiais comme cela mon ignorance, comme si j’allais rapidement m’habituer à cette nouvelle situation. Mais j’ai été trop naïf de penser que la disparition de nos technologies serait la dernière contrainte à laquelle nous devrions faire face. Celle-ci n’était en fait que le commencement d’une série d’événements qui nous ont poussés, mon groupe et moi, à finir comme ça, au jour où je vous parle.
Je compte donc ici, au bord de ce calme cours d’eau qui est la dernière chose parvenant à apaiser les maux qui m’assaillent, relater ce qui nous est arrivé depuis ce jour où tout a basculé.
En ce mois de juillet 2028, les médias de la Terre entière ne parlaient que de Rosa. Un bien joli nom donné par un milliardaire américain à cet énorme météore se déplaçant en direction de notre planète. A cette époque, j’étais choqué de voir qu’un homme puisse payer des millions de dollars pour donner le nom de sa fille à un vulgaire caillou.
J’avais négligé les conséquences si ce dernier continuait sa course vers nous, risquant de nous offrir un remake des plus grands films du genre apocalyptique que j’ai pu voir.
C’est exactement l’état d’esprit que je partageais avec mes amis de lycée. Nous avions formé un groupe soudé que rien ne pouvait séparer, pensait-on à l’époque. Celui-ci était composé de deux filles, Inori et Clara, ainsi que de trois garçons, Léo, moi et enfin, Joe qui était un peu comme un chef pour nous.
Laissez-moi vous parler de ce dernier. Après que le météore se soit fendu en plusieurs parties, la Terre fut impactée dans son ensemble… Joe nous avait guidés à la sortie du sous-sol de notre école. Celle-ci avait été détruite et la ville entière aussi, faisant disparaître tout ce qui nous était familier, tous nos souvenirs aussi.
Nous avions vu la météorite se disloquer et nous étions rentrés dans la cave rapidement. Tout avait été très vite. Miraculeusement, nous avions survécu et n’avions pas eu de problème pour déblayer la sortie de l’abri. Nous avions constaté la triste réalité : nul n’était encore en vie, ou alors restait-il peut-être quelques personnes blessées gravement, quelque part…
Joe nous avait emmenés vers la ferme de son grand-père dont les parents s’occupaient deux à trois fois par semaine. Celle-ci était intacte, en périphérie de la zone de destruction. Autre chance que nous avions eue : il n’y avait visiblement pas de radiations, en tout cas pas à Bordeaux.
Léo s’était renseigné auparavant à propos de Rosa et avait suivi toutes les découvertes. Il était sûr que le météore avait occasionné des réactions en chaîne : explosions nucléaires et inondations.
Les conséquences devaient être énormes pour l’environnement et on pouvait le constater aux nuages de fumée dans le ciel. Une telle quantité de radiations dans l’air ne pouvait rien présager de bon. Bref, à environ quinze minutes de la ferme où nous nous étions installés se trouvait une station d’épuration et de filtration d’eau auto-suffisante. Les moulins permettaient le fonctionnement électrique et l’eau récoltée était potable. Nous nous étions donc improvisés fermiers et avions commencé une nouvelle vie qui ne nous dérangeait pas trop au début, puisque nous étions ensemble. Cependant, ce plaisir n’avait pas duré…
Un soir d’hiver, alors que nous nous apprêtions à aller dormir dans le chalet de la ferme, nous avions remarqué que le plafond gouttait. Joe s’était porté volontaire pour aller examiner le toit.
Clara s’était exclamée d’un ton étonné :
- Allez les gars, sortez avec lui pour l’aider, espèce d’amis indignes !
Léo, stupéfait, avait répondu :
- Et toi alors ? Miss reine de beauté ne s’abaisse pas à des tâches aussi vulgaires que réparer un toit qui goutte ?
- Répète un peu pour voir ?
- Quand tu veux, petite princesse.
Joe les avait interrompus :
- Arrêtez de vous chamailler, j’irai seul, pas besoin de s’y mettre à cinquante. Ça ira vite, ne vous en faites pas.
Il avait mis son manteau et s’était empressé de sortir. Il se hâtait car le froid était insoutenable.
A peine avait-il saisi l’échelle et commencé son ascension que nous avions entendu quelque chose glisser au-dessus de la maison sur les tuiles. Ce bruit fut suivi d’un bref cri et puis d’un son semblable à celui d’une branche qui se brise avec fracas sous les pas d’un promeneur. Ce son que nous avions perçu à travers celui des gouttes qui tombaient était celui de la nuque de Joe brisée sur une pierre au sol. Il était mort. Nous n’avions rien pu faire.
Nous l’avions enterré le lendemain. Nous étions rongés par les remords. Je me répétais sans cesse que si je l’avais suivi et aidé, il serait encore des nôtres, tout le monde sourirait encore. J’ai été obligé de prendre le rôle de chef et de tenter tant bien que mal d’agir comme il l’aurait fait.
Le soir même, je me suis hissé sur le toit, là où Joe avait glissé. J’étais exténué, triste et alors que tous dormaient, Inori était sortie pour me ramener à la raison. Ses mots résonnèrent en moi :
- Tu sais, tu n’es pas responsable, tu ne dois pas avoir de remords. Les autres tout comme moi, nous sommes là pour t’aider. Alors, descends de là et rejoins-moi. On aura besoin de sommeil pour affronter les jours à venir.
Ses yeux d’un bleu éclatant éclaircissaient la pénombre dans laquelle mon esprit se noyait. J’étais en larmes. C’est à ce moment-là que je me suis promis de protéger ceux-ci coûte que coûte : ma promesse…
Une semaine plus tard, la routine avait repris : traite des vaches, récoltes et prestations médicales à présent ! Je regrette d’avoir négligé ces connaissances. Je n’aurais peut-être pas eu à écrire ce récit, dans ces conditions si j’avais appris ne serait-ce que quelques conseils de survie pour soigner certaines blessures. Que dis-je, c’est ma faiblesse d’esprit qui m’a mené ici…
Nous avions retrouvé un semblant de vie normale. Je pensais que la mort de Joe nous avait rapprochés en quelque sorte, que nous pourrions faire face à n’importe quel problème à venir. Cependant, dans ce monde en ruine, nous avions oublié le plus grand danger. Un danger auquel nous allions avoir à faire très prochainement.
Inori n’arrivait pas à dormir. Aucun de nous n’y arrivait réellement. Elle était venue alors me voir pour discuter un peu. C’est alors que nous avons entendu un bruit familier, ou plutôt qui l’avait été, dans une autre vie. Une voiture. Elle se dirigeait vers nous. J’ai remarqué au symbole que celle-ci arborait sur la portière qu’il s’agissait d’un véhicule militaire. Clara et Léo, dans les chambres adjacentes à la mienne, sont sortis tout de suite et ont accouru vers le véhicule, pensant y trouver des gens venant nous secourir.
Lorsque j’ai vu le conducteur et trois autres passagers qui se sont extraits de la voiture, j’ai compris qu’ils n’étaient pas là pour nous sauver. J’ai voulu crier à Léo et à Clara de se planquer mais il était trop tard. Les quatre hommes armés de fusils semi-automatiques les ont visés.
J’ai regardé mes amis s’effondrer sur le sol, impuissant. A ce moment-là, mon âme s’est décomposée.
La fille que je m’étais promis de protéger était obligée de me traîner derrière elle. J’étais vide, et mon regard aussi. En sortant par la porte de derrière, j’ai cru entendre des cris et des détonations.
Incapable de dire si j’avais été touché, j’avançais toujours. Je courais sans trop savoir pourquoi. Ma dernière étoile me tenait éveillé tandis que nous nous enfoncions dans la forêt. Les jours qui ont suivi ce funeste soir, nous avons fui sans nous arrêter une seconde pour regarder en arrière.
Ce matin, la douce lumière qui m’a guidé jusqu’ici s’est éteinte. Elle m’a donné un baiser avant de se coucher sous un saule et d’y pousser son dernier souffle. Elle avait été atteinte d’une balle à la hanche dans notre fuite et m’avait offert le peu d’énergie qui lui restait pour que je m’en sorte.
La promesse que je m’étais engagé à tenir n’était plus que poussière. Seul, ayant perdu la femme que j’aimais, j’ai longtemps tergiversé sur ce que je devrais faire à l’avenir. Je n’ai toujours pas trouvé de réponse mais pour la fille qui m’a sauvé la vie, je me battrai. Oui, je me vais me battre !
Pour l’instant, je compte juste longer la rivière et voir où celle-ci me mènera.
La seule chose dont je suis sûr, c’est que la loi du plus fort est d’application dans ce Nouveau Monde et que je ne compte plus fuir ni me soumettre.
Note de l’auteur: Inori se traduit par « prière » en japonais.