Le mieux est le mortel ennemi du bien.
Montesquieu
Cynthia se leva à six heures. C’était un grand jour : le comité de programmation allait valider le dossier 404. Elle ne devait pas être en retard. Surtout elle, la présidente du département de la Haute Technologie Évolutive Humaine (HTEH). Elle quitta sa maison à sept heures et quart et ouvrit les portes de sa belle voiture volante. Elle en était fière. Seuls les gens de la Haute Classe avaient le privilège d’emprunter les voies aériennes. Cynthia s’assit confortablement sur son siège et attendit que l’engin décolle. Pendant la montée, elle ne put s’empêcher de regarder par la fenêtre. Au loin, vers l’est, on pouvait apercevoir les fumées denses de la Maternité. Contrairement aux Élites qui faisaient encore les enfants à l’ancienne, les humains de la Basse Classe étaient conçus dans cette usine et grandissaient dans des poches d’eau artificielles durant deux mois, au lieu de neuf. Pendant cette brève gestation, les génomes de ces humains étaient modifiés selon les besoins de la société. La Maternité produisait ainsi des êtres aux bras motorisés, avec armes ou outils intégrés, et aux capacités et compétences adaptées. Tout cela en fonction du métier attribué. Pour gagner en efficacité, ces mutants programmés pour obéir sortaient adultes de leurs cocons amniotiques.
Cynthia avait hérité du rôle de patronne de la HTEH, département qui contrôlait cette usine. C’était là qu’avait été organisé ce système de naissance qui avait divisé l’Humanité en deux. D’un côté, les Élites qui dirigeaient le monde et n’étaient pas génétiquement modifiées, et de l’autre la Basse Classe qui était à leur service. Les Élites qui travaillant au HTEH contrôlaient, à l’aide de puces électroniques, la conscience de tous les mutants.
Une fois posée, Cynthia quitta son véhicule et s’avança vers l’entrée. Lorsqu’elle pénétra en claquant les portes dans la grande salle de réunion, elle trouva une dizaine de programmeurs apeurés autour de la longue table. Elle s’assit. Après un long silence, une femme souffrant d’une sévère calvitie prit la parole :
— Madame la Présidente, votre demande a été validée par l’équipe de programmeurs. Il ne manque plus que votre signal pour l’exécuter.
— Très bien, je fixe le changement génétique du dossier 404 à aujourd’hui, seize heures.
— Pardonnez mon impolitesse, je vous prie, mais en quoi consiste ce protocole ? intervint un homme qui, d’après son uniforme, ne faisait pas partie du comité de programmation.
— Dès seize heures, Monsieur Delacour, tous les mutants incluront dans leur système le mode « écologie ». Nous risquons une pénurie d’eau, voyez-vous. Notre planète est en surchauffe et la faune et la flore disparaissent petit à petit… Il est temps de réduire la consommation de la Basse Classe afin que nous puissions bénéficier pleinement des ressources de la Terre. En intégrant cette conscience aux nouveau-nés et aux anciens, ils agiront pour le Bien de la planète.
— Madame la Présidente, êtes-vous certaine du bien-fondé de cette démarche ? Après tout, ils sont très nombreux. La moindre erreur informatique pourrait…
— Vous osez contester mes ordres ? Pensez-vous aux milliers d’espèces que nous sauverons avec cette modification ? Si vous n’êtes pas d’accord, je vous prie de nous quitter séance tenante !
Sur ce, Cynthia claqua des doigts et deux gardes du corps, issus de la Basse Classe, entrèrent pour arrêter l’opposant. Une fois ce dernier évacué, elle s’adressa à l’audience :
— Quelque chose à ajouter ?
Tous baissèrent le visage, évitant de croiser le regard inquisiteur de Cynthia.
— Bien, enchaîna-t-elle, activez ce mode à l’heure prévue. Demain matin, à la même heure, nous tiendrons une nouvelle réunion afin d’estimer les ressources naturelles que nous aurons préservées.
— Madame la Présidente, ajouta la femme chauve timidement, les règlements ordonnent, pour votre sécurité, que vous restiez confinée ici vingt-quatre heures pendant le lancement du nouveau programme.
— J’avais oublié ce détail, en effet. Je fais un saut chez moi afin de préparer un bagage. Je serai de retour rapidement. Pendant mon absence, faites circuler la bonne nouvelle. Je veux que tout le monde sache qu’un nouveau stade va être franchi à seize heures !
Quand Cynthia sortit de la grande salle de réunion, elle se sentait bien. Elle avait l’impression d’avoir agi pour la Terre et d’avoir en même temps atteint son objectif professionnel : augmenter les ressources des Hauts Classés et limiter la consommation inutile des mutants. Après tout, ils n’existaient que pour s’occuper des corvées et faciliter la vie des Élites.
Quelques heures plus tard, Cynthia descendit de son véhicule, deux valises à la main, et se fit conduire dans sa suite aux murs et portes blindés.
Il était quinze heures trente lorsqu’elle entendit quelqu’un frapper à sa porte. C’était le moment de monter dans la tour de commande.
Arrivée au sommet de l’immeuble, elle calma la foule d’un geste et, un verre de champagne à la main, annonça :
— Mes chères Élites, aujourd’hui, nous finalisons le projet 404 en lançant la mise à jour de tous les Bas Classés. Fini le gaspillage de nos ressources et place à l’ère où nous pourrons profiter davantage encore de celles-ci ! C’est une action primordiale qui sauvera notre Terre ! Santé !
Des acclamations remplirent la pièce. Le seul qui ne se réjouissait pas de l’événement était Monsieur Delacour, à l’écarte de la foule. Il semblait inquiet, au-delà de l’angoisse de perdre son emploi après l’épisode du matin. Il se tenait dans le coin de la pièce et sirotait sa boisson, seul.
— Trois… Deux… Un… Appuyez ! s’écria le public en chœur.
Cynthia enfonça le bouton rouge pour lancer le programme. Des applaudissements éclatèrent. C’était l’apogée de sa vie. Ensuite, la Présidente descendit dans sa chambre ultra protégée. Elle se relaxa dans son jacuzzi puis se coucha et s’endormit sans état d’âme.
Le lendemain matin, Cynthia sortit de son antre et se dirigea à pas lents vers la salle de réunion. Malgré la fatigue, elle n’avait pas oublié le débriefing prévu avec les programmeurs. Seuls ses pas se faisaient entendre dans les couloirs anormalement déserts.
Peut-être sont-ils tous restés chez eux après la soirée ? se rassura-t-elle.
Lorsqu’elle constata que la salle de réunion était vide et sombre, Cynthia commença à s’inquiéter.
— Où sont-ils tous passés ? murmura-t-elle.
— Ils ne sont plus là, répondit une voix familière derrière la Présidente.
Surprise, elle se tourna vers son interlocuteur. Monsieur Delacour arborait une mine défaite et portait des vêtements déchiquetés. Il s’appuyait sur le chambranle de la porte. Il avait l’air à bout de force.
— Comment ça, ils ne sont plus là ? s’écria Cynthia, indifférente à l’état de son délégué.
— Ils sont tous morts !
Cette phrase résonna dans la pièce.
— Je… je ne comprends pas… Que se passe-t-il ?
— Les personnes de la Basse Classe tuent tout le monde. Les leurs comme les Élites. Ils assassinent tous ceux qu’ils voient avant de se suicider. Nous ne pouvons rien contre eux. Ils ont coupé nos liens satellitaires et même le réseau électrique. Plus rien ne marche, nous sommes coincés ici… C’est la fin!
— Est-ce dû à un problème informatique ? Tout a été vérifié, pourtant… je… je ne comprends pas pourquoi… enfin… c’est impossible !
Cynthia s’effondra par terre et manqua de s’évanouir.