« Si tu n’aimes pas ce qui existe, crée autre chose, et ne pense jamais que ce sera trop difficile. » Nous étions dans un parc, seuls, assis sur un banc au milieu de la nuit. Je l’avais rejoint une heure plus tôt, et en quelques secondes, il avait complètement changé ma vision du monde. Il m’avait aidé à prendre confiance en moi.
J’avais sept ans lorsque j’ai vu et lu mon premier livre. Mon arrière-grand-mère avait conservé le premier ouvrage que son propre grand-père lui avait lu, et lui-même le conservait depuis bien des années. Cet ouvrage avait traversé les siècles. Avant de mourir, elle me l’avait confié en disant :
— Prends en soin, et quand tu sentiras le moment venu, laisse tes petits-enfants s’en occuper comme tu l’auras fait.
Je ne m’en étais pas rendu compte tout de suite, mais ce faisant, elle m’avait donné une leçon de vie. Quand elle s’en est allée rejoindre les étoiles, le petit garçon sensible que j’étais n’avait trouvé refuge que dans les livres, à commencer par celui qu’elle m’avait légué. Il me semblait irréel, magique. Tout petit, j’avais entendu parler de ces ouvrages en papier, mais jamais encore, je n’en avais touché un. Pendant des heures, je me suis laissé envoûter par les histoires de ce recueil, tout en pensant à celle qui me l’avait remis. Ces fabuleuses histoires me consolaient un peu de son départ. Je buvais les mots imprimés à une vitesse sidérante, alors que les autres enfants s’occupaient avec des tablettes électroniques. C’est ainsi qu’est née ma passion pour les livres.
Bientôt, j’eus envie de réaliser quelque chose d’exceptionnel en mémoire de mon arrière-grand-mère. L’idée précise me manquait encore, mais entre-temps, je me persuadai que penser à elle et lire son livre constitueraient un hommage suffisant. En grandissant, je voulus en faire davantage.
À treize ans, une ébauche de projet est née dans mon esprit. Étant donné que je m’intéresserais plus aux livres qu’à n’importe quel objet électronique, et que contrairement à mes camarades, je préférais les manuels scolaires aux applications et références digitales, mes parents se sont inquiétés de mon inadéquation sociale. Au-delà de mon attitude exclusive à l’égard des livres imprimés, un spécialiste décela chez moi les indices d’un syndrome d’Asperger.
Ce n’était pas un problème en soi. Même si le diagnostic me donna l’impression soudaine d’être fondamentalement différent des gens de mon entourage, force m’était de constater que personne ne me dévisageait en rue, et qu’aucune maladie n’était inscrite sur mon front. Seul mon attachement exclusif, anormal, aux livres provoquait la curiosité, alors que certains de mes condisciples ignoraient jusqu’à leur existence. Dès que je m’asseyais dans un coin pour lire, j’étais catalogue, pointé du doigt. Quand je me réfugiais dans ma chambre, à l’abri des regards moqueurs, mes parents m’incitaient à jouer à la console afin de favoriser mon intégration. Je n’avais pas la moindre envie de me consacrer à ces jeux, pour la plupart violents et sans intérêt.
Je voyais la tristesse dans les yeux de mes parents lorsque je repoussais leurs propositions. Aussi ai-je fini par accepter, du bout des lèvres, un téléphone et une tablette. Mais aussitôt avaient-ils le dos tourné que je téléchargeais des romans pour les lire sur écran. Un jeu de dupes, mais qui avait le don de rassurer un peu mes parents.
C’est à cette époque que j’ai conçu mon projet. Il me fallait toutefois boucler mes études avant de pouvoir le réaliser, ce qui ne constituait pas un problème : j’adorais me rendre à l’école, me plonger dans de nouvelles matières. Il me restait donc cinq ans à patienter…
Trois ans plus tard, je réussis à convaincre mes parents de me retirer de l’école. Je leur avais expliquer vouloir créer une entreprise d’informatique sans plus attendre. J’avais beau jeu d’avancer que les matières abordées à l’école ne m’apportaient plus rien : j’avais déjà tout étudié dans les livres. Ravi de cet intérêt pour un domaine porteur, ils acceptèrent.
La vérité, je le savais, risquait de leur briser le cœur. Mais je n’avais pas trouvé d’autre piste pour réaliser mon rêve. Un jour, j’ouvrirais une bibliothèque. Ce serait long, terriblement compliqué, mais j’étais déterminé. J’ai d’abord inondé les réseaux sociaux d’annonces, à la recherche de livres abandonnés, qui méritaient une nouvelle vie. Refroidi par le manque de réponses, je décidai d’aborder les gens en direct, afin de leur demander s’ils n’auraient pas, au fond de leur grenier, quelques ouvrages oubliés. Étonnamment, personne ne me demanda jamais ce que je souhaitais en faire. Ils me donnaient ce qu’ils trouvaient, ravis de se débarrasser de ces nids à poussière.
J’étais à la fois déçu de voir que ces beaux ouvrages n’étaient plus au goût de personne, mais également satisfait de la facilité avec laquelle j’accumulais les livres.
Une fois un stock suffisant constitué, j’eus envie de compléter ma bibliothèque avec des nouveautés. Il convenait donc de trouver des personnes désireuses d’écrire, et d’autres, capables d’éditer puis de publier ces histoires. Ce fut certainement l’étape la plus laborieuse : plus personne ne s’intéressait aux livres et donc, plus personne ne souhaitait en écrire, de peur de n’être jamais lu. Pendant deux ans, j’ai parcouru tout le pays, à la recherche de personnes susceptibles de m’aider. J’essuyais refus sur refus jusqu’à ce qu’un jour, sur le point de renoncer, je sois accosté par une jeune fille. Je venais de m’installer dans un bistrot, épuisé par les trajets que je venais d’accomplir.
Elle m’a expliqué être tombée sur une de mes annonces, quelques années plus tôt. Elle avait été ravie de découvrir qu’elle n’était pas seule à partager ma passion pour les livres.
Mon bonheur d’avoir trouvé quelqu’un avec qui partager mon envie de lire était tel que j’en ai renversé mon chocolat chaud !
Elle m’a ensuite confié avoir trouvé refuge dans l’écriture. C’était l’occasion rêvée : je lui ai exposé mon projet, lui ai raconté que depuis deux ans, j’étais à la recherche d’écrivains… Elle était peut-être le chaînon manquant.
C’est ainsi que Sabrina et moi nous sommes associés et avons fondé notre petite entreprise. Les gens nous prenaient pour des fous, mais nous ne nous laissions pas intimider. Au fil du temps, notre projet a pris de l’ampleur, jusqu’à arriver aux oreilles d’un journaliste. Celui-ci nous consacra un bel article, qui nous valut de nombreuses réactions. Sur les réseaux sociaux, nous récoltions en revanche de nombreuses critiques négatives, malgré quelques touches de soutien émanant de personnes au bon cœur. Au fil des jours, le flot d’insultes fut néanmoins trop difficile à supporter, aussi demandâmes-nous au journaliste de retirer son article.
Contrairement à ce que nous redoutions, il ne refusa pas. Il nous expliqua qu’écrire des articles n’était pas sa vocation, et qu’il souhaitait tout faire pour nous soutenir. Il n’accepta néanmoins pas ma proposition de nous rejoindre. Il était convaincu par le projet, mais préférait nous laisser le gérer. Au moment de le quitter, il m’a souri et m’a dit de l’appeler en cas de besoin.
Aujourd’hui, j’ai dix-neuf ans. Sabrina en a dix-huit. Après avoir quitté Ludo, le journaliste devenu un ami précieux, nous avons cherché un bâtiment susceptible d’abriter notre bibliothèque. Nous y proposerions tous les livres récoltés ainsi que les œuvres de Sabrina. Notre enthousiasme réussit à remettre le livre au goût du jour auprès d’un public de plus en plus large. À tel point qu’aujourd’hui, nous sommes convaincus que le temps est venu d’ouvrir les lieux à tous.
Nous avons attendu ce moment si longtemps… Demain, peut-être, mon rêve se réalisera. Je l’espère de tout mon cœur, mais à présent, le doute m’étreint. J’ai peur. Peur que finalement, tout se dégonfle, que personne ne vienne. Je me lève et, du bout des doigts, je fixe un rendez-vous à Ludo. Je m’habille, prends mon vélo et me dirige vers le parc où je le retrouve, assis sur un banc. Je lui raconte mon angoisse soudaine, ma peur de l’échec. Il me regarde alors dans les yeux, sourit, et me dit : « si tu n’aimes pas ce qui existe, crée autre chose, et ne pense jamais que ce sera trop difficile. »