Il est huit heures, la sonnerie retentit en ce dimanche d’hiver. Zora se réveille, elle a très chaud, il fait déjà plus de trente degrés alors que le soleil vient de se lever. Par chance, c’est un dimanche et elle ne doit pas se rendre au travail. Le bus qu’elle emprunte tous les matins est le plus souvent bondé, l’air y est irrespirable entre la chaleur et les odeurs dégagées par tous ces corps transpirants.
Zora se lève et quitte son lit pour rejoindre son fauteuil, son robot de maison accourt pour lui servir son déjeuner. Elle a droit à une tasse de café, une tranche de pain avec neuf grammes de confiture et un yaourt nature comme tous les autres citoyens. Chaque personne âgée de plus de dix-huit ans est obligée de vivre seule dans un appartement standardisé avec un robot de maison qui s’occupe de toutes les tâches ménagères et de la cuisine. Avant leur majorité, les enfants vivent dans des centres où ils apprennent toutes les règles de vie. Zora n’aime pas ce mode de vie, la solitude lui pèse, elle ne se sent pas vivante, elle voudrait sortir des sentiers battus, mais elle n’ose pas. Son rêve le plus fou serait de fonder une famille avec un homme qu’elle aimerait, mais elle sait que c’est utopique. Les sentiments sont abolis dans la société et il est interdit d’avoir des enfants, la descendance est assurée par l’État dans les centres pour enfants. Elle se ferait couper la tête si on la surprenait à rêver à de telles choses.
Zora a à peine fini de boire son café que la sonnerie retentit à nouveau, son robot de maison lui apporte rapidement son uniforme du dimanche qu’elle enfile en vitesse et il lui ouvre la porte. Cette deuxième sonnerie indiquait la réunion dominicale, le moment du compte rendu de la semaine de chaque citoyen. Comme elle a été productive et a eu un comportement irréprochable cette semaine, elle reçoit les félicitations du comité, c’est une fierté de recevoir les félicitations, sauf pour Zora, qui est presque déçue d’être conforme à cette société qu’elle déteste tant.
Après la réunion, elle doit remonter dans son appartement, elle a le choix entre les escaliers et l’ascenseur, cette liberté est une des seules qu’elle possède. Aujourd’hui, elle décide de prendre l’escalier. Son voisin de palier a fait le même choix qu’elle, il la précède de quelques marches. En montant, Zora se rend compte qu’elle ne sait rien sur ce voisin alors qu’ils habitent sur le même palier depuis près de dix ans. Elle décide alors d’engager la conversation en lui demandant s’il ne sait pas comment diminuer l’intensité de la sonnerie sous prétexte qu’elle va trop fort et que ça la fait sursauter à chaque fois. Il se tourne vers elle, l’air très surpris et lui répond qu’il pense qu’on ne peut pas la régler. La conversation se poursuit sur la météo, son interlocuteur aussi trouve cette chaleur insupportable et rêve que les appartements soient équipés d’une climatisation. Une fois sur leur palier, ils rentrent chacun chez eux. Zora est perturbée par cette conversation, c’est la première fois qu’elle parle à un inconnu de cette façon. Le reste de son dimanche se passe sans encombre, elle reste chez elle, mange ses repas et se couche à la sonnerie de vingt-deux heures trente comme chaque soir.
Sept heures moins le quart, la sonnerie retentit à nouveau, il faut se lever pour aller travailler. La conversation de la veille n’a pas quitté l’esprit de Zora de la nuit, elle a très envie de réitérer l’expérience avec d’autres personnes. Pas le temps de vaquer à ses pensées, elle doit avaler son déjeuner avant de se mettre en route pour le travail. À la deuxième sonnerie, elle descend, cette fois avec l’ascenseur, elle est assez déçue quand elle voit qu’il n’y a personne dans l’ascenseur, car elle aurait aimé pouvoir parler à quelqu’un. Elle attend quelques minutes que le bus arrive et embarque. L’odeur est toujours aussi insupportable à l’intérieur, on ne s’y fait pas, ça semble être un parfait prétexte pour commencer à parler avec sa voisine de droite. Tout au long du trajet, Zora papote avec cette femme, elle est stressée, car elle sait que ce n’est pas conforme aux règles fixées par l’État, mais elle ne peut plus s’en empêcher.
Toute la semaine, elle continue à échanger quelques mots avec chaque personne qu’elle croise. Elle est de meilleure humeur depuis, elle ne s’imagine plus un trajet de bus sans adresser la parole à la personne assise à côté d’elle. Elle a noué un lien spécial avec une de ses collègues, elles ont parlé ensemble à chaque pause de midi alors que chaque employé est supposé manger en silence en regardant le journal télévisé. C’est la première fois que Zora se sent si bien avec une autre personne, la relation qu’elles ont établie en seulement une semaine a impressionné Zora, elle n’aurait jamais cru se sentir si proche d’un autre être humain. Elle ne sait pas encore si elle peut appeler cette collègue amie, mais elle espère pouvoir le faire dans peu de temps.
Aujourd’hui, c’est de nouveau la réunion dominicale, quand son tour est venu, Zora est angoissée, elle a les mains moites, son cœur s’emballe. Elle sait qu’elle a mal agi et elle redoute d’avoir été démasquée. Le président prend un air grave pour s’adresser à Zora, il commence par lui rappeler qu’elle avait reçu les félicitations la semaine dernière. Puis il enchaine sur son comportement de cette semaine, les discussions avec tous ces inconnus ne sont pas passées inaperçues, Zora reçoit un avertissement. Si son comportement ne change pas pendant la semaine suivante, elle sera ostracisée. Ce qu’elle redoutait s’est produit, elle doit absolument arrêter cela, c’est devenu trop risqué, mais elle s’est sentie si vivante et heureuse cette semaine qu’elle n’est même plus sure d’avoir peur des conséquences de ses actes.
Pendant sa pause de midi, Zora est décidée à raconter ce qui s’est passé lors de cette réunion dominicale à son « amie », elle est contente de pouvoir l’appeler ainsi. Sa collègue s’étonne que Zora ne soit pas inquiétée par l’avertissement qu’elle a reçu et qu’elle ose encore transgresser les règles. Zora lui explique donc que sa vie serait dénuée de sens si elle ne parlait plus à personne, mais son amie ne comprend pas son point de vue. Elle n’a pas reçu d’avertissement, mais si elle en avait reçu un, elle se tiendrait de manière irréprochable. Sa collègue n’est plus d’accord de continuer à lui parler, car elle se sentirait trop coupable si Zora venait à se faire répudier. Elle veut attendre quelques semaines pour que les soupçons autour de Zora se dissipent. Zora est très déçue par la réaction de son amie, mais elle ne compte tout de même pas s’arrêter de parler aux gens qu’elle croise.
Le soir même, son voisin de palier vient lui parler, il discute avec elle de l’avertissement qu’elle a reçu dimanche. Zora est surprise que le voisin ait engagé la conversation, elle ne le pensait pas capable d’une telle chose. Comme ce n’est pas elle qui a commencé la conversation, elle se sent plus à l’aise, elle décide alors de parler de l’histoire de sa collègue à son voisin. Il semble assez compréhensif, il laisse même entendre qu’il a lui aussi déjà eu un avertissement pour de tels agissements. Avant de rentrer chez lui, il dit à Zora qu’il n’y a pas à s’en faire, le seul but de ces avertissements est de faire peur aux citoyens, il n’a jamais vu personne être ostracisé.
Le robot de maison de Zora est tombé en panne pendant la journée, elle doit le réparer rapidement si elle veut souper ce soir. Comme elle n’est pas bricoleuse, elle appelle la société qui fabrique les robots et qui s’occupe aussi des dépannages. Le problème est qu’il est trop tard pour envoyer un technicien, ils se déplacent seulement jusqu’à dix-huit heures et l’heure est dépassée puisque Zora a passé un certain temps à converser sur le palier avec son voisin. Elle hésite un certain temps entre attendre le technicien qui viendrait le lendemain ou aller toquer à la porte de son voisin. Bien que cette deuxième option soit très risquée, c’est celle qui l’attire le plus, elle se sent de plus en plus excitée à l’idée de désobéir aux règles de l’État. Sa décision est prise, elle va toquer à la porte d’en face. Bien sûr, c’est le robot de maison qui ouvre, Zora avait oublié ce détail, elle regrette un peu son choix. Son voisin arrive quelques secondes après, il est très étonné de la voir là et lui demande ce qu’elle vient faire chez lui. Elle lui explique que son robot est en panne et qu’elle ne pourra pas manger ce soir s’il n’est pas réparé. Bien entendu, il vient l’aider, il est plutôt bricoleur, et il ne lui faut pas plus de cinq minutes pour réparer la machine.
Grâce à son voisin, Zora a pu manger son repas insipide du jour. Comme d’habitude, elle va se coucher à la sonnerie de vingt-deux heures trente. Elle ne peut pas s’empêcher de penser à sa discussion avec son voisin, elle se sent soulagée d’avoir trouvé quelqu’un à qui raconter ce qu’elle ressent. Cet homme lui inspire confiance, mais elle ne sait pas expliquer pourquoi, elle se sent à l’aise en sa présence et lui au moins, il veut bien continuer à lui parler. Elle s’endort apaisée en repensant à ce moment passé avec son confident.
Le lendemain, elle est euphorique, elle attend avec impatience l’heure de rentrer chez elle pour revoir son voisin. La journée lui semble très longue, en plus, elle n’a personne à qui parler pendant sa pause de midi. Sur le chemin du retour, elle reste silencieuse pour la première fois depuis près de deux semaines.
En arrivant sur le palier, elle est stupéfaite ! Ce n’est pas son voisin qu’elle retrouve, mais le président de la réunion dominicale ! Ce dernier la saisit par le bras et il la sermonne pour son mauvais comportement. En tournant la tête, elle aperçoit son voisin qui la regarde avec un sourire narquois. À son expression, elle peut dire que c’est lui qui l’a dénoncée ! Sa déception est telle qu’elle fond en larmes. Elle n’a pas le temps de lui demander des explications, le président l’emmène déjà.
Elle se retrouve dans un endroit qui lui est totalement inconnu face à deux hommes, le président et un petit homme rondelet. Zora est en colère contre elle-même, comment a-t-elle pu faire confiance à un parfait inconnu ? Si on ne se confie à personne, c’est pour une bonne raison, elle a été naïve et elle doit maintenant en payer les conséquences ! Les deux hommes interrogent Zora sur les raisons de ses agissements et lui demandent si elle regrette d’avoir désobéi. Ce à quoi elle leur répond qu’elle est fière, car elle est restée fidèle à elle-même. Les deux hommes l’avertissent que sa sanction lui sera notifiée le lendemain et quittent la pièce.
Zora ne ferme pas l’œil de la nuit, elle a passé tout son temps à chercher un moyen de s’en sortir, mais elle doit se rendre à l’évidence, il n’y en a pas. Malgré la situation dans laquelle elle se trouve, elle n’éprouve aucun regret, elle reste fière d’elle. Soudain, elle entend un bruit de pas se rapprocher d’elle, son cœur s’emballe, quelqu’un arrive et c’est probablement pour lui annoncer sa sanction. La porte s’ouvre, elle voit les deux hommes de la veille entrer, son angoisse est à son paroxysme. Ils ne prennent même pas la peine de s’assoir et commencent à lui poser une série de questions sur les raisons qui l’ont poussée à agir de la sorte. Elle refuse d’y répondre puisqu’elle sait pertinemment que ça ne changera rien à leur décision. Le président s’agace rapidement et l’emmène hors de la pièce.
Il la traine par le bras jusqu’à une petite capsule spatiale, elle ressemble beaucoup à celles que Zora a pu voir dans les films. Elle réalise alors que sa punition va sans doute être de se faire enfermer dans cette capsule et d’être envoyée dans l’espace. Le président prend la parole pour lui annoncer sa sanction et elle ne s’est pas trompée, elle est condamnée à errer seule dans l’espace pour le reste de ses jours. C’est la pire des choses qu’elle ait pu imaginer, car elle sera désormais seule pour le reste de sa vie, elle ne pourra plus jamais parler à personne. Rien qu’à la penser de la triste fin d’existence qui l’attend, des larmes commencent à ruisseler sur ses joues. Quand les deux hommes s’aperçoivent qu’elle pleure, un large sourire se dessine sur leur visage, ils ont su frapper là où ça fait mal et ils en ont l’air fiers.
Zora est poussée dans la capsule, dès qu’elle est entièrement à l’intérieur, la porte se referme. Quelques secondes après, elle décolle, la vitesse est telle qu’elle perd conscience un instant. Quand elle reprend ses esprits, elle est déjà dans l’espace, elle a une vue imprenable sur la Terre. Cependant, elle ne profite nullement de ce spectacle, car elle sait qu’elle y assistera à chaque instant jusqu’à sa mort. Zora a retenu la leçon, elle regrette désormais amèrement ses actes, elle ne recommencerait pour rien au monde, seulement, il est trop tard pour elle…