Deviendrons-nous un jour invulnérables ?
Le doigt sur la gâchette, les souvenirs qui défilent, le cerveau qui produit de l’adrénaline. Et d’un coup tout s’efface, et les douleurs s’apaisent.
La vie est injuste, on voit les personnes chères à nos yeux souffrir et mourir malheureux. Et cette réalité m’a toujours effrayée.
À 32 ans, je suis diplômée de la faculté de médecine de l’UCL. Spécialisation en neurochirurgie. J’ai très vite été confrontée à la vie, à la mort, au désespoir, à la peur et à la souffrance.
Et puis, il y eu cet adolescent d’à peine16 ans qui venait de se tirer une balle dans la tête. J’ai tout tenté avec cet espoir de le voir ouvrir les yeux. Mais il avait commis l’irréparable, il a fini par s’éteindre dans mes bras, sous les yeux meurtris de ses parents.
S’envoler pour s’évader de ses souffrances, est-ce la seule solution ?
Notre monde est trop vulnérable.
Puis un jour, alors que j’avais perdu tout espoir de changer ce monde, j’ai été appelée pour réaliser une ablation totale d’une tumeur chez un vieil homme, située dans la face interne du lobe pariétal dans le cortex cérébral, le précuneus, cette partie qui s’active lors d’émotions positives.
Lors de l’intervention, j’ai découvert une tumeur entourée de métastases propagées dans l’entièreté du cerveau. Ce diagnostic ne lui donnait que peu de temps. Quelques semaines tout au plus. Mais lors de la visite post opératoire de ce patient, j’ai rencontré un homme heureux qui ne souffrait pas. Je me suis tout de suite demandé ce qu’il se passait et me suis d’abord dit qu’il n’avait pas compris que ses jours étaient comptés ou alors qu’il était dans le déni, mais après vérification, le problème ne venait pas de là. J’ai alors poursuivi mes recherches et me suis rendu compte que j’étais la cause de ce phénomène plus qu’incroyable.
En voulant retirer la tumeur, j’ai sectionné le nerf qui était relié aux glandes surrénales qui sécrètent elles-mêmes le cortisol, cette hormone du stress présente en plus faible quantité chez les personnes épanouies et heureuses. Ce qui explique que cet homme ne pouvait plus ressentir ni la peur, ni la détresse.
Je venais de trouver la solution pour venir en aide à cet adolescent aux veines ouvertes dans sa salle de bain, à cet homme accro à l’héroïne, à cette mère de famille sous le point de sauter du balcon. Une solution qui allait faire en sorte que ce soit le dernier verre d’un alcoolique, qui allait redonner du bonheur aux gens et la perspective de vivre sans souffrance. C’était génial. Un nouveau monde s’ouvrait pour l’humanité. Devenir invulnérable !
Un véritable homme augmenté avait vu le jour.
Très vite, cette histoire a fait le tour du monde et je me suis retrouvée sollicitée aux quatre coins de la planète, ce qui m’a permis de collaborer avec d’autres chirurgiens et de perfectionner la technique.
Six mois à peine après ma découverte, cette intervention était pratiquée dans tous les hôpitaux du monde. C’était un succès international ; les gens se bousculaient pour bénéficier de l’opération qui était désormais réduite à trois injections à travers la tempe. Elle était devenue rapide, peu coûteuse et donc à la portée du plus grand nombre.
Mais ça a très vite tourné au cauchemar, les gens se faisaient opérer à la moindre frayeur, au moindre malheur. Du jour au lendemain, tout le monde avait changé. Le monde avait changé. Ce que je croyais être une magnifique découverte était en fait devenu la plus médiocre des idées. Je me suis très vite rendu compte que tous ceux qui s’étaient fait opérer était devenus invulnérables mais donc aussi indifférents, apathiques à tout ce qui se passait autour d’eux ; ils n’avaient plus de rêves, plus de projets, plus d’envie. Je me souviens plus précisément de cette homme qui, après l’opération, était devenu si indifférent à ses enfants qu’il ne s’intéressait plus à eux, à leurs émotions, à ce qu’ils vivaient de bien mais aussi de plus difficile. Tout était devenu lisse chez lui. Le monde était bel et bien changé. Il y avait moins de douleur mais plus d’indifférence. Il y avait moins de peur mais plus d’apathie. Ce n’était pas ça la vraie vie.
Je suis passé d’un héros à un monstre. J’aurais tellement voulu changer le monde.
Je venais de détruire ce qui était déjà si fragile. Le monde avait perdu de sa vulnérabilité, de sa fragilité touchante, de sa beauté imparfaite.
Tout le monde souriait béatement à un monde dépourvu d’humanité, de sensibilité et d’émotions.
De toute façon, la seule manière de s’évader c’est de s’envoler. J’en ai oublié de me présenter, je m’appelais Lucie.